Yasmine MODESTINE

Le par Rue du Conservatoire - Commentaires (0)
« Quel dommage que tu ne sois pas plus noire, je voudrais tellement que tu sois plus noire »
La jeune fille qui me dit cela accourt vers moi qui arrive, un matin, au conservatoire, et m’enlace chaleureusement avant de me lancer cette phrase que je ne comprends pas. Et je reste silencieuse comme à 12 ans quand une petite fille m’expliquait que je ne pouvais pas être jolie puisque j’étais noire (Les garçons adoraient noter la beauté des filles et je n’avais pas été notée puisque…).J’ai toujours su qui j’étais, j’ai toujours su que j’étais métisse, je n’ai jamais pensé que c’était un problème. J’aimais bien, moi, être métisse, je trouvais que c’était une belle chose de la part de mes parents. On m’a bien expliqué quand j’ai été reçue au concours du CNSAD, que « 15 ans auparavant, je n’y serais pas entrée ». Est-ce si sûr ? En tout cas, je pensais que les temps changeaient et que je participerais à ce changement. Oh bien sûr Blanche Neige, Négresse, Négresse à plateau, Chinoise (!), j’ai connu. « Tes cheveux comme des moutons », « Tu as des grosses lèvres comme ceux de ta race ». Le « maître » de CE1 qui – allez savoir – adore me barbouiller de craie – blanche la craie. Tout cela, c’était du passé pour moi.Voilà longtemps que cela ne m’était plus arrivé. Je me suis demandée pourquoi cela avait cessé. Peut-être, sûrement, parce que j’ai eu des ami(e)s formidables, qui sans m’en rendre compte me protégeaient, des amis qui se sont levés, choqués, lorsque, sur le questionnaire américain de l’échange de 1ère est écrit : « Acceptez-vous quelqu’un d’une autre race chez vous ? » et quand ils exigent que la question soit retirée, la prof d’anglais tergiverse, arguant le discours confus de la « diplomatie ».
Que se passe-t-il de 1986 à 1989 ? Pourquoi soudain, on ne me parle de nouveau plus que de ça, de cette couleur ? « Est-ce que ça bronze un Noir, Yasmine? » (ah, cette question… comme elle tracasse), « Toi tu n’as pas besoin de maquillage », « N’oublie pas que tu es Noire » (avant d’entrer sur la scène de l’Athénée pour les journées, avant de jouer, avant d’oublier qui je suis comme toute actrice, pour jouer), « Tu représentes l’Afrique » (je n’avais jamais été en Afrique, j’ai grandi entre Nemours, Saint Rémy de Provence, Londres et la Normandie, et je ne suis pas certaine que la personne qui parle soit jamais allée en Afrique non plus).Tout cela détruit. Oh ce n’est pas dit méchamment, c’est pire, c’est juste dit comme une chose normale. Il est normal de dire « p’tit cul d’black », il est normal de demander à « l’oiseau exotique » s’il joue du tam-tam, il est normal de fantasmer sur un ailleurs imaginaire d’où je viendrais et sur lequel on projette encore des associations coloniales sans le savoir, puisque normal.Mais pourquoi cela n’était-il plus arrivé depuis l’école primaire ? Est-ce à dire que l’on régresse en entrant au conservatoire ? Un jour, en bibliothèque, quelqu’un prend l’accent « africain » et fait rire. Dans la pièce, il y a George, élève étranger du Cameroun. Tout le monde rit car il est drôle, cet élève qui imite l’accent « africain », il a beaucoup de talent. Pourquoi pas ? Mais je m’interroge, est-ce moi qui suis si « susceptible, parano » ? Ou bien ? Me prend une curieuse idée. Je demande à George s’il sait imiter les Français – on n’y pense pas. Et George sait. Et le voilà qui nous – et bien sûr que je dis nous – imite, parfaitement. Mais plus personne ne rit. Pourquoi?Si je veux jouer Juliette ou Mademoiselle Julie, je ne peux pas. Pas le droit. Pendant deux ans, je ne serais distribuée que dans des rôles de rejet. Marwood = Bois Gâché. Je suis la seule à entendre. Tout comme je suis la seule à entendre quand un professeur parle des Africains de manière paternaliste : « Ils ont beaucoup de problèmes comme acteurs, ils ne sont pas bons ». Il sait ; puisqu’il va en Afrique. Je suis la seule à entendre ces remarques pour le moins curieuses, ces associations qui m’agressent. Et pour cause, je suis la seule métisse. Je dis métisse, mais le métissage, c’est bien quand il s’agit de cuisine ou de mode ; quand il s’agit des Noirs et des Blancs, allez savoir pourquoi, nous sommes forcément Noirs. Moi, je veux bien. Ca ne me dérange pas d’être Noire puisque je le suis aussi. Mais le problème, c’est qu’il ne s’agit pas que d’une couleur de peau différente, il s’agit de faire que nous soyons des êtres humains différents des Blancs.Le meilleur souvenir que j’ai du conservatoire et le seul, c’est Pierre Vial et la première année que j’ai faite avec lui, si généreux, humaniste, qui me distribuait dans n’importe quel rôle, et qui n’en avait rien à faire de ma couleur, ou plutôt, qui avait la conscience du racisme et de la prégnance de l’imaginaire colonial.Il paraît que si je lis Toni Morrison, c’est parce que je suis Noire. Moi je lis un livre, parce qu’il parle de moi, m’aide avec moi-même. Et j’ai lu « O Frères humains » d’Albert Cohen, je ne suis ni homme ni juive et pourtant…Le conservatoire n’était que le début. Ensuite, on me présentera pour un petit rôle de la femme d’un Blanc comme une audace extrême, en disant : « J’ai pensé à Yasmine, c’est une version colorée mais pas trop ». Ensuite on me dira quand je jouerai « Fête Foreign » : « Oh, Yves aime beaucoup ce que tu fais, mais tu devrais mettre un fond de teint plus foncé », ou bien à l’inverse, on m’expliquera qu’ « il n’y pas de gens comme moi ». On me proposera une pub de savon à destination de l’Afrique que je refuserai parce que je ne veux pas qu’une Africaine noire (et ce n’est pas un pléonasme) pense qu’avec ce savon, elle aura la peau plus claire. Et aussi parce que cela me vexe. Alors on me cache ? Je ne suis pas Française, je ne peux pas faire une pub de savon en France, ça fait sale ? Je suis métisse. J’étais la seule fille métisse.Etre femme dans un métier hélas très misogyne et être métisse, c’est doublon (ce n’est pas qu’une particularité du théâtre, la misogynie, c’est une culture).Ainsi de suite, jusqu’aux émeutes des banlieues qui ont fait soudain surgir des Noirs dans des pubs autres que sur le chocolat, et dans les séries télévisées et parfois au cinéma. On se demande où nous étions avant. L’Afrique devenant à la mode, au théâtre soudain chacun veut son acteur en couleur. Mais quand il y en a un ou une, c’est rarement deux. (Brook n’est pas français et je ne parle pas de jouer « Les Nègres »). Ah oui c’est vrai, j’oubliais. Il paraît qu' »il n’y a pas de bons comédiens noirs », suis-je bête, c’est pour ça qu’on ne nous voyait pas. Est-ce que c’est fini aujourd’hui? J’aimerais.Pourtant en février de cette année, on m’a refusé un rôle (blanc) dans un doublage, parce que « vous les Noirs vous avez une voix spéciale ». Allez savoir pourquoi les Blancs peuvent eux doubler les Noirs et si rarement l’inverse ? « Parce que vous n’êtes pas assez bons ». Alors on arrive sur des essais et il y a 2 ou 3 autres comédiennes blanches, qui vous expliquent qu’ « elles doublent les Noires parce qu’elles ont des voix de Noires, que les Noires ont des voix ceci ou cela ». De quelles Noires s’agit-il ? De quoi parle t’on ? Et après, vous devez aller à la barre, et on vous reproche de « dé timbrer ». Vous êtes étrangère dans votre pays. Et si l’on décortiquait « l’âme blanche » de la même manière, est-ce que cela donnerait des gens sûrs d’eux qui savent toujours mieux que vous qui vous êtes ? Est-ce qu’alors, il ou elle, ne se sentirait pas atteint(e) dans son intégrité?Bien sûr, chacun a ses humiliations, son histoire, mais moi aussi j’ai une histoire qui normalement ne devrait pas être résumée à une couleur de peau. Je ne connais pas des acteurs et des actrices à priori racistes, mais j’en connais qui me disent : « Oh quand tu chantes comme ça on se croirait dans les champs de coton. »Je lis un article dans Télérama – journal catho de gauche – sur Halle Berry qui dit : « Elle, en chocolate girl prête à bouffer du premier rôle glamour. » Et le rédacteur en chef a laissé passer cela parce que « c’est normal. » C’est un compliment. Il faut que je le prenne comme un compliment, d’ailleurs c’est moi qui comprends tout de travers. Mais j’aurais envie de suggérer à ceux ou celles qui trouvent que j’exagère, de remplacer « noire » par quelque chose qui les concerne (femme, juif, homo… blanc par exemple) et de voir si je suis « susceptible et parano ».Je dirai du conservatoire ce que Wadji Mouawad a dit des écoles supérieures d’art dramatique. « Ce sont des lieux de violence, de jalousie, de destruction, mais si l’on s’en sort, alors c’est intéressant de pouvoir le transformer. On a appris peut-être quelque chose ». (Je ne crois pas du tout à « ce qui ne tue pas rend fort », ce qui ne tue pas, blesse et brise.) J’ai appris beaucoup sur moi. Beaucoup sur le fait d’être née dans un pays sans avoir la même couleur que la majorité des gens de ce pays. Sur les manques de nos éducations. Sur la confusion des mots « universel » (qu’affectionne particulièrement le théâtre) et « colonial » ou « ethnocentrique ». Sur le drame de l’héritage qui va avec ces manques, ces confusions, ces mauvaises certitudes, sur la honte de soi, sur le fait qu’évidement on va vouloir aller vers le Blanc, puisqu’il n’y a que là où l’on vive, là où il y ait de la lumière, sur la haine de soi. J’en ai fait une émission pour France Culture qui s’intitulait : « Métis nous sommes des 200%, deux sangs pour sang ». J’ai appris qu’on était souvent aimé pour de mauvaises raisons. Comme disent Célimène et Agnès (et je me dis que Molière a dû se l’entendre dire cette phrase pour l’utiliser dans deux pièces différentes) : « Non, vous ne m’aimez pas comme il faut que l’on m’aime. ».Je ne sais pas qui a dit que « Hamlet » était la pièce centrale de tout le théâtre mondial. Quand j’ai lu ça dans le projet de la grande soirée de l’association du conservatoire, cela m’a fait peur, je me suis dit que j’allais encore me faire mal voir si je disais que c’était délirant, très européanocentriste et évidement faux. Qu’en penseraient les Japonais et leur tradition séculaire du théâtre… Qu’en pensent les Indiens et leurs traditions séculaires du théâtre, de la danse… Qu’en pensent les Indiens d’Amérique et les Bushmen et les Massaï et les Polynésiens…? Et les Grecs et les Romains seraient-ils d’accord ? Et le pays de Cervantès ou celui de Goethe et de Heine sont-ils d’accord ou celui de Dante? « Hamlet » est une pièce élisabéthaine écrite par un homme de son époque – de religion réformée, du mercantilisme, des explorations, de Galilée – une époque où une femme gouverne dont il fait la propagande dans chacune de ses pièces, un peu trop « pour être honnête? » , un comédien dans une époque où les rôles de femmes étaient joués exclusivement par des hommes – ce qui n’est pas anodin – un poète de l’ambivalence, qui a puisé aux sources de ceux l’ont précédé dont l’ Antigone de Sophocle où le chœur chante : « Entre tant de merveilles du monde, la grande merveille, c’est l’homme », « What a piece of work is man… how infinite in faculty ». Y a t’il une musique emblématique de toute la musique du monde? Ce serait terrible si c’était le cas.
Yasmine MODESTINE

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