Bertrand OGILVIE (publication du 7 Mai 2015)

Silence

Que pourrait être un théâtre vraiment contemporain, soucieux de son public et des enjeux du temps présent ? À cette question Mallarmé proposait en 1895 une réponse qu’on peut relire aujourd’hui, en se demandant si notre période n’est pas analogue à la sienne.

« Il n’est pas de Présent, non – un Présent n’existe pas… faute que se déclare la Foule, faute – de tout. Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain, désertant, usurpant, avec impudence égale, quand du passé cessa et que tarde un futur ou que les deux se remmêlent perplexement en vue de masquer l’écart ».

L’idée que notre présent n’en soit pas véritablement un, mais seulement un intervalle dans lequel rien de collectif ne parvienne à rattacher un passé à un futur en les renouant ensemble différemment n’est pas sans rapport avec l’idée que la réalité n’en soit pas vraiment une non plus. « Satisfaire un public », lui « soumettre de vrais problèmes » sont sans doute des ersatz typiques de « réalité ». Par opposition, le théâtre tire tout son intérêt d’être doublement analogique : il crée une autre scène et montre ce qui s’y passe : à nous de faire le rapport, s’il y en a un, avec ce qui nous entoure à la sortie. Ou de mesurer la distance. Deuxième analogie, deuxième ricochet : il nous propose des identifications qui nous tournent la tête et nous rendent tout autre : à nous de nous retrouver, si l’on peut, dans cet écart. De le creuser en voyant à quel point notre premier mouvement est de l’annuler.
Nous sommes donc sur une autre scène, ou dans un laboratoire, ou dans un atelier, et nous avons à en découvrir les règles, la temporalité, la matière : des corps qui se déplacent et créent un espace inédit au fil de leur déambulations. On verra bien si, par ricochet, quelque chose de nous est atteint par ce qu’on a traversé.

La Barque le soir, montée par Claude Régy à partir du livre de Terje Vesaas, une expérience crépusculaire aux frontières de la vie et de la mort, qui nous amène lentement à nous demander  qu’est-ce que vouloir vivre, et le veut-on vraiment, toujours… ?

Silence, obscurité, lenteur. Ce ne sont pas des mots d’ordre. Il n’y a pas au théâtre, ni dans aucun art, de méthode transposable. Lumières, plein feux, bruit et fureur, rapidité des réparties, mouvements, plateau à feu et à sang, fusées ! Pourquoi pas. La question n’est pas là. Car dans toute fureur lumineuse et assourdissante, il peut y avoir silence, obscurité, lenteur, autrement dit manières de donner à cette extraordinaire agitation le statut d’une œuvre qui prend le temps de se déployer sur le plateau, de se montrer pour ce qu’elle est à des gens intrigués, inquiets, alertés, aux aguets. Plutôt que ravis de se contempler dans un miroir.

Un Labiche lent, justement, comme on l’a dit à propos de Une île flottante montée par Christoph Marthaler à partir de textes de Labiche. Veut-on vraiment toujours répéter la même chose, que devient-on dans cette répétition, que devient-on si on l’interrompt ?
Il y a toujours, il y a toujours eu des moments où l’on n’allait pas au théâtre pour « passer une bonne soirée », mais où l’on courait dans ces salles pour en ressortir déplacé, dérangé, troublé, agacé, irrité, mais toujours autre. Le théâtre est un art du conflit, comme tous les autres peut-être, mais plus qu’aucun autre. Mais le conflit ne consiste pas à raconter des événements conflictuels, ou à montrer des conflits (même si pourquoi pas), mais il se situe dans cette manière si étrange de faire vivre une expérience à une petite et éphémère communauté qui en sort transformée d’avoir fait l’épreuve de son impossibilité à coïncider avec elle-même, à se reconnaître, de son obligation à se demander qui elle est en fin de compte pour avoir vu et éprouvé tant de choses contradictoires par rapport à ce qu’elle pense habituellement, à ce qu’elle ressent tous les jours, à ce qu’elle croit être. Cette fracture interne, interne à la salle et à chacun des individus qui la compose est sans doute la pointe ultime de la jouissance théâtrale. Ce qui fait qu’on ressort d’un spectacle sans voix, incapable de parler à quiconque, pressé de se retrouver un moment dans le silence, l’obscurité, la lenteur pour faire le point sur ce qui a bien pu se passer…

À table. Opus 1 Étant donnés… Opus 2 Dévoration  Opus 3 La violence du désir, trois mises en scène d’Agnès Bourgeois, prolongement d’un spectacle créé avec des régisseurs en fin de formation à l’ISTS à Avignon, variations sur les rapports entre la scène et la cène, brutale plongée dans les entrailles de la famille au cours de laquelle la violence de l’entre-dévoration des êtres ne pouvait trouver figure humaine que dans les rituels de la table. Qui mangeons-nous quand nous passons à table ?

Mais la plupart du temps, l’expérience est fort différente. « Dans ma province du Tarn-et-Garonne, j’étais allé une seule fois au théâtre, voir Gaby Morlay s’essuyer un œil avec un mouchoir en dentelle ». C’est Claude Régy qui parle. Il parle de sa jeunesse, de ce qu’était le théâtre en ce temps là. Pas tout le théâtre sans doute, mais ce qui se pouvait voir ordinairement à Paris et en tournée, ce qu’était l’horizon du théâtre, pour ne pas dire son paradigme, dans la France des années 40. Cette phrase simple, sinistre, ironique, grinçante a son utilité : on peut la reprendre à l’identique dans beaucoup de circonstances. Car il y a tant de manières de « s’essuyer un œil avec un mouchoir en dentelle », et de le faire si bien.

Il n’est pas excessif de dire qu’en France depuis déjà quelques décennies, le théâtre est dans un état d’abandon artistique à peu près complet. Presque tout ce qui se monte n’est plus que produit marchand, « marchandises qui pourrissent au fond du sac, commerce de supercheries continue » comme le dit avec drôlerie Ritwik Ghatak déjà en 1966. Il parle de l’Inde il est vrai, mais les effets du marché sur la sensibilité des peuples sont partout les mêmes. La sensibilité, l’affectivité, la capacité de penser et de se penser eux-mêmes des peuples. Le théâtre est une manière de penser et de sentir, comme la mathématique, la philosophie, la littérature, mais avec cette singularité qu’elle met en jeu un groupe, des espaces, du temps, des corps. On y pense « avec les pieds », et ceux qui y assistent sont forcés d’attendre la fin s’ils veulent participer à l’aventure. On n’apprend rien au théâtre, on pense en agissant et en voyant agir les autres, en réagissant. Ce n’est pas une manifestation culturelle, il n’y a rien à connaître ; mais on éprouve quelque chose et l’on devient le sujet de cette épreuve. Art du conflit c’est aussi un art de l’identification, et de la désidentification. Dimension fondamentale souvent parasitée par le lassant narcissisme des acteurs et des metteurs en scène : leur magnifique travail, qui n’est beau que de s’effacer dans son résultat, le moment éphémère du jeu, qui lui-même s’abolit à nouveau, analogiquement, dans les traces, les cicatrices qu’il laisse dans l’âme du spectateur, on ne devrait même pas avoir l’idée d’en parler.

Cette pièce (cette mise en scène, ce jeu) qu’en dire ? Et cette autre ? Mieux vaut laisser advenir ce qu’elle nous fait dire…d’autre. Devenir son propre contemporain est un long travail.

Bertrand Ogilvie
Psychanalyste, professeur de philosophie, enseigne à l’Université de Paris 8 Saint-Denis. Auteur de Lacan. Le sujet, de La Seconde nature du politique et de L’Homme jetable, il travaille sur les formes contemporaines de l’intolérable et sur les manières d’y résister. Il prépare un livre « contre la servitude volontaire », un autre livre sur « l’agir et l’œuvre » dans le monde contemporain qui nouerait l’esthétique au politique à partir des réflexions de Fernand Deligny, de Foucault et de Derrida et un livre collectif sur les rapports entre Louis Althusser et le théâtre.

 

par Martine LOGIER, responsable des cartes blanches.

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