Entretien Olivier Balazuc


Théâtre – Entretien

Olivier Balazuc et l’éducation artistique/Le pouvoir de dire je

Olivier Balazuc et l’éducation artistique/Le pouvoir de dire je - Critique sortie Théâtre

Olivier Balazuc

Entretien Olivier Balazuc
Débat et réflexions / Education artistique

Publié le 13 juillet 2020 – N° 286

Olivier Balazuc est dramaturge, comédien et metteur en scène. Il enseigne également à l’IEP de Paris. Ne confondant ni les statuts ni les fonctions, il milite pour l’indépendance de l’artiste et l’autonomie du sujet, en adepte revendiqué de la liberté…

Pensez-vous que l’artiste ait pour mission d’être un intercesseur culturel ?

Olivier Balazuc : Dans la confusion actuelle, il me semble fondamental de rappeler qu’un artiste est d’abord et avant tout un artiste, c’est-à-dire un créateur. Voilà sa mission, même si je préfère parler de vocation. Il travaille au présent, dans le contexte de son époque et, si son œuvre résiste au temps, peut-être rejoindra-t-elle un jour le patrimoine culturel. Mais un artiste ne fait pas de la culture, ce n’est pas son rôle. La preuve en est qu’une démarche artistique, au moment où elle s’initie, rencontre souvent des réticences, parce qu’elle ne brosse pas la culture établie dans le sens du poil. D’où l’intérêt des intercesseurs culturels et d’un ministère de la Culture : donner à l’artiste le temps, les moyens et les outils nécessaires pour développer une vision, sans avoir à flatter le goût institué. Par définition, il ne saurait cocher des cases déjà remplies. Aujourd’hui on a inversé le curseur. On attend de l’artiste qu’il soit le mercenaire de la culture, pire, un prestataire culturel. Un spécialiste de l’intervention en milieu scolaire, prêchant la bonne parole du programme officiel. Une sorte de garantie Darty de l’Éducation nationale. Rimbaud ou Picasso s’étrangleraient de rage ou de rire ! Ce renversement de sens était particulièrement frappant lors de la crise sanitaire. On ne peut que se réjouir du fait que le gouvernement ait entendu le cri d’alarme des intermittents du spectacle et finalement prorogé leurs droits. Sans cette mesure d’urgence sociale, une profession entière était menacée d’extinction à court terme. Mais la contrepartie attendue a de quoi faire frémir : nous serions des Robinson, vivant de « jambon et de fromage », qui devrions jouer les moniteurs de colonies de vacances en attendant la réouverture des théâtres. De quoi parle-t-on ? Pour ma part, j’ai une très haute idée du service public. J’ai fait une école publique, le Conservatoire, et je travaille essentiellement dans le théâtre public. Ce dernier a effectivement une mission : proposer les œuvres les plus exigeantes possibles au public le plus large possible. Je crois à la fonction émancipatrice de l’art. Dans cette perspective, les artistes se sont toujours donnés pour mission d’aller à la rencontre d’un territoire, de créer du lien, avec les écoles, les foyers associatifs, etc. Il s’agit de susciter autre chose qu’une relation consumériste au produit culturel. C’est un principe d’aller-retour fondé sur le désir. Il est bien évident que lorsque Michel Sardou joue au théâtre de la Michodière, il n’a pas besoin de rencontrer les jeunes – et l’on n’aurait pas l’idée de le lui reprocher. Il se contente de faire de la promotion. Mais le service public suppose un rapport plus profond à la société qui nécessite de préparer, d’accompagner, d’ouvrir les imaginaires. C’est un élan généreux, pas une obligation légale. Le problème, c’est que les politiques – et plus généralement les tutelles – ont inversé le processus. Aujourd’hui, proposer un spectacle, c’est se voir immédiatement demander ce que pourrait être la petite forme déclinée à partir de lui et qui pourrait circuler dans les établissements scolaires, comment ce spectacle s’inscrit sur le territoire, s’il peut donner lieu à un atelier d’écriture, etc. le spectacle n’est plus que la justification ultime d’un dispositif culturel. Il s’agit de valider le cahier des charges. Petit à petit, l’art est devenu la culture, la culture est devenue le culturel et le culturel est devenu animation. Et on oublie une évidence : si l’artiste est un témoin de la création, cela ne fait pas nécessairement de lui un bon pédagogue.

« Il s’agit de valider le cahier des charges. Petit à petit, l’art est devenu la culture, la culture est devenue le culturel et le culturel est devenu animation. Et on oublie une évidence : si l’artiste est un témoin de la création, cela ne fait pas nécessairement de lui un bon pédagogue. »

Vous-même êtes pédagogue puisque vous enseignez à l’IEP de Paris…

OB. : Il y a des artistes très soucieux de transmission, et j’en suis. J’aime explorer le lien entre théorie et pratique. Enseigner me permet de restituer aux jeunes un matériau vivant. Une œuvre ne naît pas ex nihilo. Elle est de la pensée en acte qui se déploie dans le temps. Un artiste a un historique, c’est-à-dire un parcours qui donne sens à sa démarche. Un animateur culturel, lui, est indifféremment substituable ; un prestataire est remplaçable. La politique culturelle actuelle est à court terme. On assiste à un glissement dévastateur, où la notion de création a été absorbée par les seules questions de production et de diffusion. L’artiste doit rendre des comptes à l’industrie culturelle. Plus d’historique ; seule compte la rentabilité immédiate. C’est une vision entrepreneuriale, clientéliste, qui appauvrit la création et épuise les créateurs. Parenthèse fermée ! J’interviens à Sciences Po dans le module d’enseignement artistique qui existe depuis dix ans. Les étudiants peuvent choisir entre le théâtre, l’écriture, la photographie, le cinéma, la danse. Ils choisissent souvent le théâtre pour mieux gérer leur stress, mieux parler en public : vision utilitaire très typique de Sciences Po ! Je travaille avec eux sur des sujets qui permettent de faire le lien entre ce qu’ils ont l’habitude de travailler sur le plan théorique et ce qui doit devenir une proposition artistique personnelle (ainsi, cette année, sur la fabrication du monstre en politique). C’est l’occasion pour eux de déplacer les enjeux. Il n’y a pas, dans le travail que je leur propose, de bonne ou de mauvaise réponse comme dans un QCM ! Il leur faut donner d’eux-mêmes pour aller vers une expression sincère, et faire passer dans leur corps et leur voix la proposition scénique qui traduit leur analyse théorique.

 

Comment définiriez-vous la finalité de cet art oratoire bien pensé ?

OB. : Arriver à être soi-même, en prendre conscience et gagner en assurance. Pour qu’un propos soit entendu, il faut le mettre en forme. Si une idée n’est pas incarnée, elle n’existe pas. Bien sûr, quelques techniques sont bonnes à assimiler, mais on ne peut faire l’économie de la personnalité. Les recettes de cuisine sont partout, mais chaque cuisinier est unique. Si l’on se dissimule derrière des trucs, des effets, cela s’épuise très vite. Louis Jouvet disait aux jeunes acteurs de cultiver leurs défauts, justement parce qu’ils les rendaient uniques. Lorsque les étudiants le comprennent, c’est gagné : utiliser ce qu’on est et ouvrir du coup tout un champ de possibles, c’est formidable ! Etre acteur, ce n’est pas se cacher derrière un rôle. Au risque de sembler paradoxal, j’affirme que les acteurs sont les seuls à ne pas jouer. Dans la vie, nous portons tous des masques. Les acteurs les font tomber. Ils démontent le mécanisme, nous montrent comment l’humanité joue à jouer des personnages. Si l’on parle d’art oratoire, il vaut mieux s’en remettre au « connais-toi toi-même » de Socrate qu’à l’enseignement du sophiste, qui voit dans le masque rhétorique le moyen de tromper son monde. Il séduit, mais ne convainc pas. Autant dire que l’on peut craindre le pire de ce grand oral qui arrive au lycée si l’on y convoque les sophistes ! Pour comprendre cela, j’aime rappeler ce propos de Jacques Brel, qui incarnait les mots jusqu’au bout des ongles et des cheveux et à qui on demandait pourquoi il avait choisi la chanson. « Parce que quand j’écris soleil, répond Brel, je veux dire soleil (et là, il ouvre les bras et écarquille les yeux) et il a fallu que je le chante pour que le soleil soit grand comme je le voulais ! » Les sophistes et les mauvais rhéteurs sont obsédés par ce qui est juste, au sens de la justesse. Or, on se fout de la justesse ! Seule importe la justice. Malraux n’est pas juste au Panthéon ! En revanche, il rend justice aux mots, malgré l’inconfort de sa posture, malgré le vent, malgré son phrasé défoncé par la drogue. Et en rendant justice aux mots, il rend justice à Jean Moulin, et c’est ça qui est bouleversant ! Quand une parole s’incarne, elle s’impose alors de façon massive. On est libre d’être d’accord ou non avec une parole, mais quand elle est incarnée, elle est indéniable. Le sophiste est toujours dégommé quand quelqu’un s’avance et est capable d’incarner ce qu’il dit ! Ce grand oral aura du sens s’il amène des mômes qui ne savent pas ce que c’est que la parole à comprendre que leur parole peut changer le monde. Il n’y a pas d’art oratoire sans quelque chose à dire. Faire entendre sa mélodie, sa voix, prendre conscience de soi, de son souffle ; au-delà des trucs, montrer comment un texte respire, comment on peut en restituer le sens par soi-même en partant de ce qu’on est. Si l’art oratoire permet à un jeune individu de dire je par lui-même, s’il l’amène à prendre conscience de ce qui le constitue, comme sujet unique, alors il n’est pas vain.

Propos recueillis par Catherine Robert

Entretien réalisé dans le cadre de la publication du Carnet n°8 de L’Anthropologie pour tous, intitulé Pour une école des arts et de la culture. A paraître en septembre 2020. oLo Collection Site : www.anthropologiepourtous.com

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