Franco CITTI


L’inoubliable Accatone et le stupéfiant Oedipe Roi de Pasolini nous a quitté le 14 janvier 2016. Il était âgé de 80 ans.

Lu dans lemonde.fr
Par Mathieu Macheret

L’acteur Franco Citti, révélé par Accatone, est mort
 
Franco Citti a été retrouvé mort à son domicile, jeudi 14 janvier, à l’âge de 80 ans. Son visage reste l’un des plus expressifs du cinéma italien. Il portait l’éclat, la poussière et le grabuge de ces faubourgs romains dont l’acteur était issu : le front haut, le regard déviant, le teint hâlé, la mâchoire arrogante de ces jeunes et beaux voyous (les ragazzi) traînant dans les zones troubles des périphéries. C’est en lui que Pier Paolo Pasolini décela ce mélange de pureté et de turpitude qui évoquait pour lui les figures du peintre Masaccio, et pour lequel il offrit à ce parfait inconnu, pêché dans la rue, le rôle-titre de son premier long-métrage, l’inoubliable Accatone (1961).

Franco Citti est né en 1935, dans la banlieue de Rome, d’une mère acariâtre qui fit tout pour l’éjecter du foyer, et d’un père anarchiste, qu’il assistera pour un temps dans son métier de peintre en bâtiment. Son frère, Sergio Citti, ouvrier qui allait devenir cinéaste, rencontra Pasolini dans une pizzeria au début des années 1950, et lui servit bientôt, pour l’écriture de ses premiers romans, de conseiller en dialecte romain, argot et expressions idiomatiques. C’est par son intermédiaire que Franco est présenté au poète et deviendra l’une des figures récurrentes de son cinéma, au côté du rigolard Ninetto Davoli.

Geste et langue du sous-prolétariat romain

Citti se voit d’abord confier, coup sur coup, deux rôles de souteneur des bas quartiers : dans Accatone, où sa vivacité et son insolence houleuses crèvent l’écran, puis dans Mamma Roma (1962), où il réalise l’exploit considérable de tenir tête à l’immense Anna Magnani. Avec lui, qui n’apprendra jamais à jouer la comédie, c’est la geste et la langue du sous-prolétariat romain qui marquent la fiction de leur empreinte documentaire, accueillies d’abord par Pasolini comme une sorte d’épiphanie profane. Le cinéaste lui donnera à nouveau le premier rôle d’Œdipe roi (1967), où Citti, dans ce qui reste sa plus stupéfiante prestation, laisse éclater toute sa rage, déambulant dans le désert les yeux crevés et le visage ensanglanté.

Pour son mentor, il jouera encore un cannibale dans Porcherie (1969), un blasphémateur dans le Décameron (1971), et deux démons, dans Les Contes de Canterbury (1972), puis Les Mille et Une Nuits (1974). A chaque fois, Citti prête à la modernité de Pasolini la force d’une éruption sauvage, à mille lieues du bien et du mal, mais jamais très loin de la grâce. Une sauvagerie primitive à laquelle Francis Ford Coppola pensera pour incarner le garde du corps de Michael Corleone (Al Pacino), dans les épisodes siciliens du Parrain (1972) et du Parrain III (1990) : Calo, le personnage campé par l’acteur, semble sorti de la rocaille même du paysage et tue ses ennemis avec la bonhomie tranquille de celui pour qui le meurtre est un état de nature, une évidence, un atavisme serein.

Signe d’une modernité déclinante

Franco Citti tiendra d’autres rôles importants, dans les films que son frère Sergio tourne à partir des années 1970, en guise de queue à la comète pasolinienne : le détonant Ostia (1970), où il partage l’affiche avec Laurent Terzieff, puis les films à sketchs Histoires scélérates (1973) et La Cabine des amoureux (1977). Par ailleurs, il n’aura cessé de sillonner le cinéma italien d’apparitions en tout genre, dans des films aussi variés que ceux de Marcel Carné (la coproduction franco-italienne Du mouron pour les petits oiseaux, 1963), Sergio Corbucci (Le Jour le plus court, 1962), Valerio Zurlini (Black Jesus, assis à sa droite, 1968), Federico Fellini (Roma, 1972), Elio Petri (Todo Modo, 1976) ou Bernardo Bertolucci (La Luna, 1979), jaillissant de-ci de-là comme le signe intempestif, familier, mais toujours plus fugace, d’une modernité déclinante.

Si l’on veut bien omettre une aimable pochade qu’il cosigna avec son frère, Franco Citti n’est passé qu’une seule fois derrière la caméra. C’était en 1992, pour un court-métrage qui déplorait, sur un mode élégiaque, la dégradation de la plage d’Ostie, où Pasolini avait trouvé la mort en 1975. Dès son titre, Vergogna (« la honte »), on retrouvait, indistinctement mêlés, le cri primal d’Œdipe et les larmes d’Accatone.


Mathieu Macheret

Journaliste au Monde 

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *