Iouri LIOUBIMOV


Iouri Lioubimov (1917-2014), icône du théâtre russe s’est éteint à Moscou le 5 octobre 2014 à l’âge de 97 ans.

Lu dans LE MONDE
Par Fabienne Darge

Avec Iouri Lioubimov, mort à Moscou le 5 octobre à l’âge de 97 ans, c’est une figure mythique du théâtre russe qui disparaît : un de ces hommes en qui se confondent l’histoire du théâtre et l’Histoire tout court. Avec son Théâtre de la Taganka, fondé en 1964, il fut un des symboles les plus éclatants de la résistance au régime soviétique : pendant vingt ans, la petite salle de la place de la Taganka (« chaudron », en russe), à Moscou, fut un creuset de liberté où l’on parlait de tout ce dont on ne parlait pas ailleurs, et surtout pas dans les journaux.

Avant cela, Iouri Lioubimov, qui était né à Iaroslavl le 30 septembre 1917, l’année de la révolution, avait été un acteur célèbre et charismatique, adulé par le régime, habitué des grands rôles dans la troupe du Théâtre Vakhtangov, et dans les films du cinéma soviétique officiel. La petite histoire veut que la rupture ait eu lieu, au début des années 1960, lors du tournage d’un film, où fut servi un repas fastueux. Une vieille femme s’approcha de lui, et lui demanda : « Dans quelle réalité avez-vous pris part à ce festin? »

SPECTACLES LÉGENDAIRES

Alors Iouri Lioubimov a changé de vie. Il est devenu pédagogue, formant de jeunes acteurs, montant avec eux La Bonne âme de Se-Tchouan, de Brecht. Ce spectacle inaugural, à valeur de manifeste, eut un tel succès que la troupe se vit attribuer le Théâtre du Drame et de la Comédie, qui, rebaptisé Théâtre de la Taganka, ouvrit donc en 1964.

Iouri Lioubimov a joué au chat et à la souris avec le régime, faisant du théâtre un espace de liberté. « Il est allé contre les tabous idéologiques et esthétiques en même temps », observe Marina Davydova, rédactrice en chef de la revue russe Teatr. « Il a renoué avec un théâtre politique, qui parle du réel, et avec l’avant-garde russe, notamment Meyerhold, mis à l’index pendant la période stalinienne », précise l’universitaire Béatrice Picon-Vallin, spécialiste du théâtre russe et auteure de Lioubimov : la Taganka (CNRS éditions, 1997).

« On n’a pas idée de ce qu’a représenté la Taganka pendant ces années-là, poursuit-elle. Les gens venaient de toute l’URSS pour voir les spectacles, et faisaient la queue toute la nuit pour acheter des billets. Beaucoup de ces spectateurs m’ont dit qu’ils avaient eu besoin de ce théâtre comme on a besoin de pain. »

Certaines pièces étaient interdites, d’autres ne subissaient qu’une censure partielle. Et ce furent des spectacles légendaires: le Tartuffe, Le Maître et Marguerite, d’après Boulgakov, Dix jours qui ébranlèrent le monde, d’après le livre de John Reed (un autre récit de la révolution que celui de l’histoire officielle), et Hamlet, traduit par Boris Pasternak et dans lequel brilla l’inoubliable Vladimir Vyssotski, acteur et chanteur incandescent et consumé (il mourra en 1980), star absolue en Russie.

« TECHNIQUE DU CHIEN BLANC »

Iouri Lioubimov  réunissait autour de lui des talents exceptionnels. Il ne pratiquait pas « un théâtre psychologique, naturaliste à la Stanislavski, explique Béatrice Picon-Vallin, mais un théâtre qui savait manier la métaphore, grâce à l’image, au jeu corporel et à l’usage du silence ».

Cet art de dire les choses autrement que par les mots a permis de jouer avec la censure, notamment par la « technique du chien blanc », consistant à mettre en avant, lors des présentations aux censeurs, des éléments faussement subversifs et très visibles, qui cachaient des propos plus subtils.

En 1984, néanmoins, trois de ses créations ayant été interdites, Lioubimov part monter un spectacle à Londres, lâche tout ce qu’il avait sur le cœur sur le régime soviétique, et décide de ne pas rentrer. Conséquence : il est déchu de sa nationalité, exclu du parti et renvoyé de son théâtre.

Après quelques années d’un exil douloureux et doré, il pourra rentrer en 1988 dans l’URSS de la Perestroïka, où il est accueilli triomphalement et peut monter certains de ses spectacles précédemment interdits. Mais Iouri Lioubimov ne reconnaissait plus vraiment son pays. Le cœur n’y était plus, l’âge d’or de la Taganka était passé. Selon Marina Davydova, pourtant, « aucun autre metteur en scène russe n’a influencé à ce point les jeunes artistes d’aujourd’hui ».

    Fabienne Darge
    Journaliste au Monde

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