LÉNABLOU (publication du 17 Mai 2010)

LE PADJEMBEL DE LA DEPARTEMENTALISATION

Le mot  DEPARTEMENTALISATION  évoque dans mon imaginaire une kyrielle de mots clefs : densité, bloc, direction, repère, efficacité, durabilité, constance, sécurité…Mais lorsque l’on le projette dans un vécu émotionnel, le mot convie à un dialogue et  relate une histoire amoureuse passionnelle et passionnante. Une histoire  qui dure depuis 60 ans.
Soixante ans de regards, c’est voir cette départementalisation se mouvoir dans ses rythmes,  ses accélérations, ses flexions, ses inflexions, ses précipitations, ses emballements, ses silences, ses ralentis, ses temps morts, ses circonvolutions, ses contradictions aussi.
Mais de quelle danse s’agit-il ?
Je me suis immiscée dans le panel d’interprétation des danses ancestrales de Guadeloupe pour en saisir le contour et extirper en quelque sorte, le substrat de cette départementalisation. Et parmi les sept danses du Gwo-Ka, la danse Padjembèl, subrepticement, m’est apparue comme concentrant en son sein l’essence de cet espace-temps des origines (1946) à nos jours ..Elle  résume étonnamment ces soixante années relationnelles, fusionnelles, ambiguës entre la France et ce Département-Guadeloupe. La danse Padjembèl a sans doute le mérite d’une césure posturale, quasiment pédagogique, dont le décryptage  peut ici contribuer à éclairer le geste d’une Guadeloupe en départementalisation. Le rythme Padjembèl par son ¾  diffuse une consonance guerrière, vindicative tout en syncopée ; Or il est dansé voluptueusement, arrondi d’un balancé-déhanché…
Dans son rapport, sa vision et son vécu du corps, la danse Padjembèl signifie une dysharmonie entre le haut et le bas : la tête, siège de la pensée et du savoir se tient en opposition, en contradiction avec les jambes, siège de la mobilité ; seul le tronc siège de la subsistance semble immuable…. C’est alors que Padjembèl et Départementalisation s’interpellent : danse d’illusion et gestes illusoires, tous deux dans le déplacement non dans le progrès, dans le divorce accepté entre la tête et le ventre, dans l’antinomie apparente entre l’esprit et le corps, dans une contradiction consacrée entre le social et l’économie. Néanmoins, dans cette illusion et ces oppositions, il existe malgré tout, une harmonie théorique, une cohérence pure et parfaite. La départementalisation, elle, sait sourdre avec une très grande quiddité un mariage alchimique des éléments : cœur, corps, esprit…et temps ; une option matérielle et matérialiste que tente de justifier le salut final d’une espérance lointaine. Mais une espérance vaine, sans foi ni contenu. Nous savons tous en notre for intérieur que tout cela au fond n’est pas bien beau. Nous sommes face au chaos, en économie sous perfusion, en assistanat organisé et apprécié au confluent de trois systèmes qui nourrissent inlassablement une vision trouble de nous-mêmes : le système français de départementalisation, le système communautaire de l’ultra périphérie et le système international des relations régionales.
C’est dans ce contexte que l’artiste scinde le mot départementalisation en : « Départ » et « Mentalisation ». Dans départ on entend et on pressent l’acte de  partir pour un ailleurs mais ce départ là consiste à se quitter soi-même et à l’accepter. Nous avons accepté de partir et de nous « Départir de nous mêmes ». Dans la mentalisation, on visualise l’esprit,  l’espace le plus sacré de l’intelligence, de la culture, de la mémoire, de l’apprentissage, le lieu de la conscience qui se voudrait être le condensé du « Moun Gwadloup », mais au nom de la revendication d’être français au même titre que les français, nous nous sommes trouvés face à une mentalisation nouvelle de notre essence, de notre être profond.. Etre « Départementalisé », c’est accepter au nom de l’égalité sociale notre « Départ-Mentalisation » ; c’est dire oui au sophisme républicain et au faux-semblant d’une économie de transferts ;  c’est attendre le niveau d’égalité requis des français de l’hexagone pour revendiquer tardivement sa « guadeloupéannité ». La départementalisation dans sa progression a engendré un processus de perversion. Nous sommes irréversiblement, « attachés » à la France ; nous aimons ce lien indéfectible à « la Métropole », un lien  primaire et vital : le cordon ombilical de notre nourriture terrestre que consolide la mentalisation de notre conscience.
Dans l’incapacité de produire, nous avons perdu foi en nous-mêmes ; et quand bien même que nous formulons le vœux d’une économie pensée et dirigée par la Guadeloupe, nous ne pouvons plus y accéder car de façon tangible et cartésienne, notre acceptation de la départementalisation s’est faite au prix de notre renoncement : l’étroitesse de notre espace-être et notre faible capacité de distribution, nos coûts français de production  nous l’imposent.  Ayant sacrifié l’économique et le politique, notre revendication de liberté est utopique et symbolique.L’issue réside peut-être dans un glissement probable de nos sociétés de « L’avoir » (société de production de masse)), basées sur le quantitatif, vers des  sociétés de « L’être » qui subliment le qualitatif. Il faut alors «Rementaliser » pour oser mettre en lumière nos savoir-faire, nos technicités ancestrales et nous réinventer chaque jour. Un nouveau mode de nous concevoir et de mettre en lumière nos capacités dans notre rapport à la France et au Monde : Imprégner, rendre lisible, rendre compte de la valeur ajoutée du Soi, et de L’Esprit-Guadeloupe. S’engager dans tout ce qui laisse « trace » de nos savoir-faire si infimes soient-ils. Développer un nouvel état d’esprit sans peur, ni honte d’imposer « les petits riens qui fondent notre culture », ces choses insignifiantes de notre passé, les infinis possibles de l’art de tricoter la vie, le foisonnement des contrastes de couleurs, d’odeurs dans un  larèl  aussi chichement spatial, le syncrétisme gestique, le bricolage de bric et de broc, le tout élevé sur une stèle portant l’inscription : Par nous et Pour le Monde. Osons affirmer un OUI tranchant à notre comportement social mêlé, à notre tohu-bohu politique, à notre vie économique effeuillée, à notre espace-être éclaté, à notre enracinement culturel égrené où tout est comprimé dans le présent du présent, dans l’urgence, le non-fini, le chaotique, le désordre apparent, le manque de cohérence, de rigueur des actes et des choses en un mot le « BIGIDI ». C’est la transsubstantiation de notre parcours initiatique, plongée au cœur même de notre histoire coloniale. Nous avons eu cette intelligence intuitive de transformer tous ces flux et reflux de cultures empruntées, syncrétiques, pour finalement en construire Une qui est l’art du Bigidi.

Ce Bigidi, nous colle à la peau et nous le portons malheureusement comme un oripeau. Nombre de colifichets vient nourrir ce Bigidi, expression de  notre complexe d’infériorité, vision réductrice de notre miroir intérieur : art de l’assistanat, incapacité de produire, d’aller jusqu’au bout des choses, impossibilité du vivre ensemble, manque de rigueur,  relation temporelle qui relève de l’aléatoire, art de la débrouillardise …Mais lorsque l’on prend le temps d’observer un danseur de Lewôz sur un plan purement technique, un jeu de cache-cache s’installe et s’impose entre le makè et le danseur qui invite au déséquilibre ; tous les deux sont dans l’obligation d’exceller dans l’art d’improviser ne sachant à l’avance la dialectique qui va s’instaurer entre eux. Pour cela, le danseur et le musicien vont user de façon exacerbée la notion de contraste, de changement de dynamique, d’énergie temporelle, gestuelle, spatiale, le tout compressé dans un espace-temps très court.

Et nous rentrons de façon fulgurante dans la philosophie du Bigidi, ce déséquilibre-permanent si mal vécu, opère en nous une force monumentale. C’est l’art de l’Adaptabilité. Nous sommes des êtres de survie, de l’inespéré, de l’inattendu, de résilience. Nous sommes capables d’épouser tous les contours,  de cheminer dans les entrelacs de la vie pour continuer à exister. Alors oui, osons transformer ce Bigidi intuitif en Savoir. Osons en faire la colonne vertébrale d’une philosophie sociétale guadeloupéenne.

Osons rêver qu’il est possible de s’inscrire dans le concert du Monde. Ayons la prétention de croire que nous avons, nous aussi à apporter à l’humanité. Sublimons les moindres soubresauts de nos innovations. Transformons-les en valeurs ajoutées. Réinventons nos héros. Honorons les hommes, les femmes qui ont démontré et qui prouvent que la Guadeloupe est puissante. Réveillons le génie de nos richesses. Donnons-nous la possibilité de capitaliser tout ce qui fait de nous ce que nous sommes. Nous serons alors sereins et matures à « l’Être », et désormais prêts à initier une nouvelle danse…

Lénablou
Directrice Artistique & Chorégraphe
Directrice du Centre de Danse et d’Études Chorégraphiques (CDEC), du
Centre de Formation en Techni’ka (CFTK) et de la Compagnie Trilogie
lénablou.
« Les trois couleurs de lénablou »
« Lénablou est à la fois historienne, messagère et nouvelle créatrice de la danse «
Historienne : car elle a su répertorier et définir toutes les nuances de cette danse des origines.
Messagère : car elle enseigne cette technique avec une passion communicative et une qualité exceptionnelle.
Nouvelle créatrice : car elle a su allier ce qu’elle est, avec ce qu’elle a appris de la danse contemporaine faisant de la danse « Gwo-ka » une technique
Contact : lenablou@wanadoo.fr
Site web : www.lenablou.fr

par Martine LOGIER, responsable des cartes blanches.

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