Michael CIMINO


Devenu une légende, adulé par les cinéphiles, ignoré par les jeunes générations, il a vécu l’enfer et le paradis que connaissent les génies, pour disparaître à 77 ans.

Par Didier Péron –  Liberation.fr

Le réalisateur de Voyage au bout de l’enfer et de la Porte du paradis est mort samedi après une carrière de fulgurances et de déchéance

Qui était Michael Cimino ? Une aura de mystère et de légende entoure le cinéaste dont la mort a été annoncée samedi soir via le compte Twitter de Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes. Même l’année de sa naissance reste l’objet de conjecture : entre 1939 et 1943. On sait en définitive très peu de chose sur celui qui s’employait à bloquer toute question sur son enfance et son adolescence, affirmant ainsi qu’il ne voulait pas que l’on pratique sur son œuvre une lecture biographique hors sujet.

Il est aussi toujours resté très évasif sur sa transformation physique, le cinéaste rondouillard que l’on voit poser sur les photos à l’époque des tournages de Voyage au bout de l’enfer (1978) et de la Porte du paradis (1980) réapparaissant, après de persistante rumeur de changement de sexe, sous la forme d’un frêle adolescent au cheveu teint et lunettes de soleil. Comme si sur le tard, il s’était mis à ressembler à Christopher Walken, qu’il avait révélé dans les années 70.

L’homme est entièrement façonné par ses complexités, ses zones d’ombre, son art du secret et sa capacité à susciter la légende, qu’il soit adulé pour son génie ou vilipendé pour ses excès. L’histoire du cinéma l’a panthéonisé et crucifié tout vif comme le fou furieux qui, avec la Porte du Paradis, conduisit le studio United Artists, créé notamment par Chaplin, à la ruine, en explosant tous les devis pour un tournage inflationniste et délirant, passé d’un budget prévisionnel de 7,5 millions de dollars à plus de 40 millions dépensés. Tel Orson Welles, Cimino est pris dans la tourmente d’une ambition que ses détracteurs s’ingénient à retourner contre lui pour le flinguer et l’empêcher de recommencer.

Directeur de pub brillant

En 1982, il évoquait, dans un entretien aux Cahiers du cinéma, une des premières fêtes où il est allé à Hollywood, invité par Clint Eastwood. Ce dernier, énorme star déjà à l’époque (1973), avait été séduit par ce petit bonhomme d’un aplomb imperturbable qui, non content d’être parvenu à le harponner avec le scénario du Canardeur, avait aussi bien l’intention de le réaliser. La fête en question était en réalité une soirée en hommage à David Lean. Dans la salle, il n’y avait que des metteurs en scène, et non des moindres : Frank Capra, Billy Wilder, Alfred Hitchcock, Vincente Minnelli ou John Huston. Tous applaudissent Lean, à qui une récompense a été remise. «Lean pleurait. Il ne trouvait plus ses mots. Qui étaient-ils en train d’applaudir ? Un type qui s’en est sorti, comme ils l’avaient fait eux-mêmes. Ils savent tous ce que c’est que d’être hué.»

Cette endurance jusqu’au grand âge, qui lui permet d’admirer par exemple un George Cukor tournant encore à 81 ans son Riches et Célèbres (1981), Cimino n’aura pas la chance de la connaître. Sa carrière est au contraire marquée par sa fulgurance, sa faste brièveté, suivie d’une chute libre et de périodiques remontées de la pente, au bon soin de Dino De Laurentiis, qui finance l’Année du dragon en 1985, puis la Maison des otages cinq ans plus tard. Il n’a plus rien tourné depuis The Sunchaser (1996), à l’exception d’un mauvais court en 2007, No Translation Needed, pour le film collectif Chacun son cinéma, commandé pour le 60e anniversaire du Festival de Cannes. «Je n’ai jamais fait d’école de cinéma, je n’ai jamais appris à faire des films. Au départ, je me destinais à l’architecture. J’ai étudié la peinture, l’architecture et le dessin à Yale, où il y avait pas mal de profs issus du Bauhaus. Mon héros était alors Frank Lloyd Wright, l’architecte du musée Guggenheim à New York.»

Cimino serait né à Long Island le 3 février 1939. Son père travaille dans le milieu musical, sa mère est costumière. Le jeune Michael est un enfant surdoué et hyperactif, de nature rebelle et qui aime à traîner avec les bad boys du quartier. Fasciné aussi bien par l’art, l’histoire, la littérature que par la violence masculine, il s’enrôle dans l’armée et s’entraîne pendant cinq mois à Fort Dix, dans le New Jersey.

Mais finalement, une fois diplômé, il s’installe à New York et devient un directeur de pub particulièrement brillant. Il tourne des spots pour Pepsi, United Airlines, les cigarettes Kool… C’est à cette époque qu’il rencontre Joann Carelli. Elle bosse aussi dans la pub, mais elle va l’accompagner à Los Angeles pour l’assister dans sa percée hollywoodienne. «Mon arme secrète, c’est Joann Carelli. Il n’y a personne au monde en qui j’ai plus confiance. Sans elle, aucun de mes films ne se serait fait», confiera Cimino à Jean-Baptiste Thoret, venu le rencontrer pour écrire un livre monographique sur lui. C’est Carelli qui lui explique que s’il veut faire du cinéma il doit non seulement écrire un scénario solide, mais convaincre une grande star de jouer le premier rôle. La rencontre avec Eastwood, qui le laisse réaliser le Canardeur, avec un jeune Jeff Bridges volant quasiment la vedette à Clint. Polar burlesque et finalement mélancolique, rempli de coups fumants et de marginaux excentriques, le Canardeur est le sésame qui permet à Cimino de mener à bien son grand projet sur la guerre du Vietnam.

Voyage au bout de l’enfer est le premier film à s’affronter à ce gigantesque bain de sang qui a divisé profondément l’Amérique. Il est intéressant de noter que si Universal était d’accord pour le distribuer, le film a été financé par la major musicale britannique EMI. On y voit des ouvriers sidérurgistes d’origine ukrainienne dans une petite ville de Pennsylvanie s’apprêter à partir au front. Puis les trois hommes sont faits prisonniers par les Vietcongs et subissent la torture de la roulette russe. Rescapés de l’enfer, ils opèrent un retour au bercail dans un climat de débâcle personnelle, amicale et familiale.

Jupitérien et saturnien

Comme dans un roman de Tolstoï, Cimino parvient à s’emparer de la grande histoire à travers le destin brisé d’une poignée d’individus. La magistrale séquence de mariage qui ouvre le film est caractéristique de son style, cette manière de ne pas foncer dans du pur récit, mais de contempler la communauté humaine dans ses moments de rituels, de danses et de libations comme il le refera dans la toute aussi extraordinaire entrée en matière de la Porte du paradis, avec la remise des prix à Harvard et le bal sur la valse de Strauss. «Ce ne sont pas tellement les événements qui importent, mais les personnages», assure Cimino, qui s’efforce de nous faire entrer en empathie avec eux pour soudainement les exposer aux affres d’un destin destructeur. «J’ai besoin qu’en regardant mes films, on se sente dans le réel et non dans un monde inventé de toutes pièces ou même copié par un cinéaste.»

La réputation de perfectionniste maniaque de Cimino va prendre naissance à cette époque, car il ne supporte pas que l’on s’accommode sur le tournage de faux-semblants et d’accessoires non véridiques. Il source tout, cherche dans les archives photographiques à ne rien manquer de la texture propre des situations, de même que l’intensité perpétuellement insatisfaite de ses repérages sur la longue durée est encore une manière de toucher le vrai et l’inédit. «Je déteste travailler dans des endroits où un autre cinéaste est déjà passé. C’est comme si je marchais sur une tombe», déclare-t-il. Et quand le tournage commence, lui que l’on décrit en Napoléon bipolaire, alternant les moments d’exaltation et les phases de morosité angoissée, il ne dort que d’un œil, car «on se sent entouré de choses qui peuvent nous tuer». Voyage au bout de l’enfer sera un triomphe public et critique et Cimino moissonnera les oscars, dont celui du meilleur réalisateur.

«On n’est jamais diminué par l’effort. On est seulement diminué quand on n’essaie pas, qu’on s’économise», aimait à répéter Cimino, qui pour le moins n’a jamais ménagé sa peine, ni modéré ses ambitions. Les récits épouvantés sur le tyran dispendieux se faisant livrer de la coke par hélicoptère dans le Montana pendant le tournage de la Porte du paradis, tout en badigeonnant les acteurs de sang d’animaux pour faire vrai, relèvent désormais d’une geste grandiloquente qui a affecté toute la génération du Nouvel Hollywood et dont cette fresque historique sublime marque l’alpha et l’oméga d’un style de cinéma qui après lui n’a plus lieu d’être.

Cimino est le dernier qui a pensé le cinéma en termes jupitérien et saturnien, du côté de la foudre et du temps jadis, entre vision démoniaque et lucidité politique. Il a vu la lutte des classes et l’esprit mauvais dévorant le cœur des hommes, les haines communautaires. On l’a traité de marxiste, de fasciste, de raciste (les Chinois furieux défilaient devant les cinémas qui passaient l’Année du dragon). Sa noblesse intellectuelle et son panache d’esthète ne pouvaient survivre au tsunami de l’entertainement que Lucas et Spielberg ­allaient bientôt imposer à une planète de millions de teenagers éternels.

Didier Péron

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