Peter Brook un géant, inspiré par l’Afrique, qui a changé à jamais la face du théâtre


Peter Brook un géant, inspiré par l’Afrique, qui a changé à jamais la face du théâtre

Par Pierre Desorgues TV5 MONDE

Le maître de théâtre, né en Grande-Bretagne mais qui a mené une grande partie de sa carrière en France, à la tête de son théâtre parisien Les Bouffes du Nord, avait réinventé l’art de la mise en scène en privilégiant des formes épurées au lieu des décors traditionnels.

(RE)voir : Peter Brook l’Africain

Première mise en scène à 17 ans

Né à Londres le 21 mars 1925, ce fils d’immigrés lituaniens juifs signe sa première mise en scène à 17 ans.

S’il rêve de cinéma, il se dirige rapidement vers le théâtre. A 20 ans, diplômé d’Oxford, il est déjà metteur en scène professionnel et, deux ans plus tard, ses productions à Stratford-upon-Avon, ville natale de Shakespeare, déchaînent les passions. A 30, il dirige déjà de gros succès à Broadway.

Pour la Royal Shakespeare Company (RSC), il met en scène de nombreux textes du “Barde”, qui est pour lui “le filtre par lequel passe l’expérience de la vie”.

Une grande partie de sa carrière menée en France

C’est dans les années 60, après des dizaines de succès, dont de nombreuses pièces de Shakespeare, et après avoir dirigé les plus grands – de Laurence Olivier à Orson Welles entame sa période expérimentale.

Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Peter Brook.

Il crée avec la Royal Shakespeare Company un “Roi Lear” dépouillé (1962) et surtout sa surprenante production de “Songe d’une nuit d’été” (1970) dans un gymnase en forme de cube blanc: c’est la théorie de “l’espace vide” qui marquera définitivement le théâtre contemporain.

 Peter Brook au centre avec l'acteur Paul Scofield avec la troupe de la Royal Shakespeare Theater Company après la réprésentation du Roi Lear en 1964 à Moscou.

Parue pour la première fois sous forme d’ouvrage en 1968, elle laisse libre cours à l’imagination du public et est considérée comme une “bible” pour les amoureux du théâtre avant-gardiste. “Je  peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène” est une de ses célèbres phrases.

“Le visionnaire, le provocateur, le prophète, le filou et l’ami avec les yeux les plus bleus que j’aie jamais vus, a quitté la maison”, a tweeté dimanche son compatriote metteur en scène et acteur Simon McBurney. Son “Marat/Sade” fascine Londres et New York et lui vaut un Tony Award en 1966.

Au début des années 70, il s’installe en France où il fonde le “Centre international de recherche théâtrale”, au Théâtre des Bouffes du Nord.

Peter Brook a également mis en scène des classiques de l'opéra comme ici La flu^te enchantée de W. A. Mozart à New York, le 5 juillet 2011.

Il monte des pièces monumentales nourries d’exotisme, avec des acteurs de différentes cultures, et tournera dans le monde entier, souvent dans des lieux inédits: des villages africains jusqu’aux rues du Bronx en passant par la banlieue parisienne.

Sa pièce la plus connue est “Le Mahabharata”, épopée de neuf heures de la mythologie hindoue (1985), qu’il présentera pour la première fois au festival d’Avignon et qui sera adaptée au cinéma en 1989.

Peter Book présente sa pièce la plus connue "Le Mahabharata", épopée de neuf heures de la mythologie hindoue (1985), adaptée au cinéma en 1989 avec l'acteur allemand Mathias Habich ce 2 octobre 1985 à Francfort.

Dans les années 90, lorsqu’il triomphe au Royaume-Uni avec “Oh les beaux jours”, de Samuel Beckett, les critiques le saluent comme “le meilleur metteur en scène que Londres n’a pas”.

Peter Brook et l’Afrique

Dans le théatre de Peter Brooke apparaît une présence constante : le continent africain. Cette relation privilégiée passe par de nombreux voyages et des mises en scène d’ambiance africaine et une longue collaboration avec des acteurs africains.

“Peter Brook est le premier metteur en scène à s’adresser à l’Afrique. L’Afrique était alors raremeent considérée comme un territoire d’intérêt théâtral”Rosaria Ruffini, spécialiste du Théâtre de Peter Brooke.

“Dans sa recherche de régénération, Brook se détache des tendances théâtrales de l’époque et entreprend un parcours tout à fait original : il est le premier metteur en scène à s’adresser à l’Afrique, tandis que la plupart des artistes de théâtre se tournaient plutôt vers l’Orient”, souligne ainsi l’universitaire Rosaria Ruffini auteur d’un article Les Afrique du théatre de Peter Brook”.

“L’Afrique était alors rarement considérée comme un territoire d’intérêt théâtral. Victime de catégories et de modèles culturaux coloniaux, le continent est une inconnue qui suscite souvent suspicion et perplexité”, écrit encore l’universitaire spécialiste du théatre de Peter Brook.

Il met alors en scène de grands intellectuels et écrivains africains. Dans L’Os la troupe donne vie à un village sénégalais. L’Os est une farce brève et légère qui marque le premier pas du metteur en scène britannique dans la dramaturgie africaine. Son spectacle est une adaptation de la pièce de l’écrivain et intellectuel sénégalais Birago Diop.

Birago Diop (1913-1989) est un écrivain et poète sénégalais connu connu notamment pour ses rapports avec la négritude et la mise par écrit de contes traditionnels de la littérature orale africaine. Il adapte également des auteurs sud-africains noirs dès les années 80 en plein apartheid.

Le comédien burkinabé et malien Sotigui Kouyaté (1936-2010), un de ses acteurs favoris

“Ses mises en scène tirées des textes sud-africains : Woza Albert ! (1989), The Island (1999), Le Costume (1999), Sizwe Banzi est mort (2006)  dessinent un véritable « cycle sud-africain » à l’intérieur de son répertoire. Ces quatre mises en scène se basent sur les textes de dramaturges sud-africains qui œoeuvraient pendant l’apartheid en condition de clandestinité et censure, lorsque toute forme d’art était interdite aux Noirs”, souligne ainsi Rosaria Ruffini dans Les Afrique du théatre de Peter Brook”.

Sotigui Kouyaté (1936-2010), comédien, metteur en scène malien et bukinabé est un de ses acteurs favoris. Sotigui Kouyaté joue ainsi dans l’adapatation du Mahabharata sur scène en 1985. Il joue dans la Tempête (1990), Le Costume(2000), La Tragédie d’Hamlet (2003). Sotigui Kouyaté  obtiendra au festival du film de Berlin l’Ours d’argent 2009 du meilleur acteur dans “London river” du Franco-Algérien Rachid Bouchareb ne manquant pas de mettre en avant sa relation de travail avec Peter Brook dans le succès de sa carrière.

Premier pensionnaire africain de la Comédie Française (entré en 2002) Bakary Sangaré né en 1961 et formé  l’Institut national des arts de Bamako a également travaillé régulièrement avec Peter Brook. Il a joué entre autres dans Woza Albert ! adaptation  d’après le texte de l’écrivain sud-africain Barney Simon.

Peter Brook a été un des premiers à introduire de la diversité, et ça n’a pas été une petite révolution, dans un théâtre qui était essentiellement blanc.
Olivier Py, directeur du théâtre du festival d’Avignon.

Peter Brook, a été un des premiers à donner sa chance aux acteurs africains et noirs.
“Peter Brook a été un des premiers à introduire de la diversité, et ça n’a pas été une petite révolution, dans un théâtre qui était essentiellement blanc”, souligne Olivier Py, directeur du festival de théatre d’Avignon.

Peter Brook après une aventure de plus de 35 ans aux Bouffes du Nord quitte la direction du théâtre en 2010, à 85 ans, tout en continuant d’y monter des mises en scène, jusqu’à récemment.

“Peter Brook nous a offert les plus beaux silences du théâtre mais ce dernier silence est d’une infinie tristesse”, a réagi sur Twitter la ministre française de la Culture Rima Abdul Malak, estimant qu’avec lui “la scène s’est épurée jusqu’à l’intensité la plus vive”.

En 2019, il rend hommage dans “Why?” à Meyerhold, grande figure russe du théâtre et victime des purges staliniennes, rappelant une de ses citations: “Le théâtre est une arme dangereuse”.

Il a toujours refusé de faire du théâtre engagé, préférant un théâtre qui invite à la réflexion ou à la spiritualité, que ce soit avec des pièces shakespeariennes ou des adaptations comme Carmen.

  Peter Brook poses lors de 69ème édition de la Mostra de Venise le 6 septembre 2012.

“Certains journalistes viennent me demander: ‘Alors, vous pensez pouvoir changer le monde?’. Cela me fait rire. Je n’ai jamais eu cette prétention, c’est ridicule”, confiait en 2018 à l’AFP celui qui avait été ébranlé trois ans plus tôt par le décès de son épouse, la comédienne Natasha Parry.

Outre sa fidèle collaboratrice Marie-Hélène Estienne, il laisse derrière lui deux enfants, le réalisateur Simon Brook et la metteure en scène de théâtre Irina Brook

 

 

HOMMAGE DU JOURNAL LE  MONDE

Le metteur en scène britannique                                Peter Brook est mort

Installé en France depuis 1974, l’artiste a marqué l’une des pages les plus importantes de l’aventure théâtrale. Il laisse des spectacles uniques montés dans son Théâtre des Bouffes du Nord, comme « Le Songe d’une nuit d’été », « Le Mahabharata » ou « La Tempête ». Il est mort samedi à l’âge de 97 ans.

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Publié le 03 juillet 2022 à 10h36, mis à jour hier à 11h53

Portrait de Peter Brook, metteur en scène de théâtre en  1998.

Comme les chats, il semblait avoir eu (au moins) neuf vies. Mais Peter Brook est définitivement passé de l’autre côté, du côté de cet invisible, dont il n’avait eu de cesse de vouloir s’approcher, encore et encore. Le metteur en scène britannique, installé en France depuis 1974, est mort samedi 2 juillet à Paris, à l’âge de 97 ans, a appris Le Monde dimanche.

Avec lui s’éteint une des aventures théâtrales les plus importantes de la deuxième partie du XXe siècle, qui a fait du théâtre un fabuleux instrument d’exploration de l’humain, dans toutes ses dimensions, au fil de spectacles légendaires : Le Songe d’une nuit d’été, La Tempête, La Tragédie de Carmen, Le Mahabharata, La Cerisaie, L’Homme qui…, jusqu’à cette merveilleuse Flûte enchantée créée par le maître en 2010 en son Théâtre des Bouffes du Nord, jusqu’à ce Battlefield qui, à l’automne 2015, le vit offrir une quintessence pure et lumineuse de son théâtre et de sa recherche.

Cette esthétique du divers, cette éthique de la curiosité avaient été trempées d’emblée dans l’histoire de sa famille. Peter Brook naît à Londres, le 21 mars 1925, de parents émigrés juifs originaires de cette Lettonie qui faisait alors partie de l’Empire russe. Son père, Simon, jeune révolté appartenant au parti menchevik, avait dû s’exiler en 1907, accompagné de sa très jeune femme, Ida. Le couple fait ses études à Paris et à Liège, avant de fuir la Belgique pour l’Angleterre en 1914, avec l’arrivée de l’armée allemande. Le nom russe de la famille, qui se prononçait Bryck, a été déformé en Brouck dans sa transcription par l’administration française, avant de devenir Brook à l’arrivée en Angleterre.

Peter Brook confiait invariablement, quand on l’asticotait sur ce sujet, n’avoir aucun lien réel avec ses origines juives. En revanche, la culture russe était encore fortement présente dans sa famille, et restera, tout au long de sa vie, inscrite de manière très intime, comme une clé essentielle de compréhension de cet homme à la fois formidablement ouvert et totalement énigmatique.

Ce lien avec la Russie fut ainsi au cœur de sa rencontre, en 1950, avec son épouse, l’actrice Natasha Parry (1930-2015), elle aussi d’origine russe : Peter Brook avait été frappé, notamment, par le fait qu’elle s’appelait comme l’héroïne de Guerre et Paix, de Tolstoï… Le couple nommera d’ailleurs leur fille Irina, en hommage à la plus jeune des héroïnes des Trois Sœurs, de Tchekhov – Irina Brook (née en 1962) est elle aussi metteuse en scène et dirige le Théâtre national de Nice de 2014 à 2019.

Une carrière fulgurante

Passionné de photo et de cinéma, le jeune homme, qui déteste une institution scolaire britannique traditionaliste et xénophobe, aimerait devenir réalisateur, dans cette grise Angleterre de la fin de la guerre et de l’après-guerre. Mais le milieu du cinéma lui paraît inaccessible. Alors il se tourne vers le théâtre, à Oxford, où il étudie la littérature russe.

La carrière du jeune ambitieux est fulgurante : première mise en scène professionnelle à 21 ans, en 1946, avec Peines d’amour perdues, de Shakespeare, l’auteur-continent qu’il ne cessera d’arpenter tout au long de sa vie, et qui structurera toute sa réflexion sur le théâtre. A 22 ans, il signe avec Roméo et Juliette son premier spectacle dans le temple shakespearien de Stratford-upon-Avon.

A 23 ans, il est nommé directeur de production à l’Opéra royal de Covent Garden. Il en est renvoyé quelques mois plus tard, après avoir par trop bousculé les habitudes de cette vénérable institution, et provoqué un beau scandale avec sa mise en scène de Salomé, de Richard Strauss, dans les décors surréalistes de Salvador Dali.

Le metteur en scène Peter Brook, pendant les répétitions de « La Tempête » de Shakespeare, aux Bouffes du Nord, à Paris, en septembre 1990.

Surnommé l’enfant terrible, Peter Brook aurait pu continuer ainsi, en jeune homme brillant travaillant sans états d’âme à la fois dans l’institution et dans le théâtre commercial. Mais, à partir du milieu des années 1950, son rapport au théâtre commence à changer insensiblement, ouvrant cette longue période de novation qui va faire de lui une des figures essentielles du renouvellement théâtral de la deuxième moitié du XXsiècle, à partir de sa réflexion sur le « théâtre mortel », ayant perdu tout son sens.

D’abord, il se décentre – déjà… –, en travaillant à New York, au Metropolitan Opera, et à Paris, où il met en scène La Chatte sur un toit brûlant, de Tennessee Williams, Vu du pont, d’Arthur Miller et, en 1960, Le Balcon, de Jean Genet, qui n’a pas encore été créé en France.

Mais c’est surtout sa mise en scène stylisée de Titus Andronicus, en 1955, pour la Royal Shakespeare Company, qui fait date dans l’histoire du théâtre, en imposant une vision nouvelle de Shakespeare, et en posant la première pierre de ce dépouillement raffiné qui va devenir l’essence de son art.

Théorie de l’espace vide

Au début des années 1960, Brook, nourri des écrits des pionniers de la modernité théâtrale – le Russe Meyerhold, l’Anglais Gordon Craig et, surtout, le Français Antonin Artaud et son théâtre de la cruauté –, stimulé par l’effervescence tous azimuts de ces années-là, notamment les recherches du Living Theatre et celles du Polonais Jerzy Grotowski, rompt définitivement avec le théâtre officiel. Il s’attaque à la folie, aux camps de la mort, à la guerre du Vietnam, avec Marat-Sadeet L’Instruction, de Peter Weiss, et US, une création collective.

« J’étais saturé de cette imagerie que j’avais tellement aimée, et je sentais de plus en plus qu’au cœur du théâtre, il y a une seule chose, qui est l’être humain, et donc l’acteur », nous expliquait Peter Brook dans un entretien réalisé en novembre 2010. « J’ai commencé à m’intéresser au développement intérieur, aux techniques basées sur les mouvements du corps, la respiration, pour arriver à faire sortir de la personne tout son potentiel. »

« Si on veut parler de l’être humain, on ne peut pas le réduire à l’être humain blanc et bourgeois de nos sociétés »

Cette recherche est formalisée, en 1968, par un ouvrage théorique devenu un classique, L’Espace vide, qui s’ouvre par ces lignes célèbres : « Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé. »

« J’avais très envie, aussi, de casser la rampe, ce quatrième mur invisible qui, au théâtre, coupe la scène et la salle, ajoutait Peter Brook en novembre 2010. Dans le théâtre classique, la structure des salles est une structure bourgeoise, qui conditionne le contenu. En parallèle, j’éprouvais la nécessité, expérimentée en 1968 grâce à Jean-Louis Barrault, d’avoir un atelier international. Si on veut parler de l’être humain, on ne peut pas le réduire à l’être humain blanc et bourgeois de nos sociétés. »

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En 1970, Brook crée son dernier spectacle dans le cadre de la scène officielle anglaise, avec ce Songe d’une nuit d’été qui, lui aussi, fait date, en perchant les comédiens sur des trapèzes, dans un espace vide d’une blancheur immaculée. Mais surtout, il crée son Centre international de recherche théâtrale (CIRT), composé d’acteurs venus des quatre coins de la planète, dont certains, comme le Britannique Bruce Myers et le Japonais Yoshi Oïda, resteront jusqu’au bout des fidèles.

Pendant trois ans, ils joueront un peu partout, en France, au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique, et surtout là où le théâtre ne va pas : dans des foyers d’immigrés en banlieue et des bidonvilles à Paris, dans les ruines de Persépolis en Iran, au fin fond du Sahara et sur des places de villages au Mali ou au Nigeria, chez les Chicanos à la frontière mexicaine et dans une réserve indienne, dans les rues du Bronx ou de Brooklyn, à l’hôpital Sainte-Anne à Paris ou en entreprise à Jouy-en-Josas (Yvelines), dans des garages, des salles de cinéma à l’abandon…

L’aventure des Bouffes du Nord

Pendant ces trois ans, Peter Brook a avancé dans sa réflexion sur ce qu’est un espace théâtral partagé : comment se crée le lien avec le spectateur ? Comment éviter la coupure entre le lieu clos du théâtre et le dehors, la vie, la vraie vie ?

En 1974, la redécouverte miraculeuse du Théâtre des Bouffes du Nord, qui tombait en ruine, dans le quartier populaire de La Chapelle, à Paris (10e), lui offre l’occasion de synthétiser toutes ses recherches.

« Les Bouffes sont vraiment l’espace caméléon dont je rêvais, propre à stimuler et libérer l’imagination du spectateur, un espace où un partage est possible »

Ce sera le début d’une aventure exceptionnelle, notamment pour les spectateurs français qui l’ont suivie passionnément. Une aventure qui s’est poursuivie jusqu’à l’hiver 2010, quand Peter Brook a mis en scène Une flûte enchantée, « sa » Flûte,d’après l’opéra de Mozart, et a confié les clés de « son » théâtre à Olivier Poubelle et Olivier Mantéi,un duo d’administrateurs venus du monde de la musique. Et qui s’est encore prolongée, puisque les nouveaux patrons ont accueilli ensuite toutes les créations du maître.

Peter Brook avait trouvé dans ce lieu magique que sont les Bouffes du Nord tout ce dont il rêvait, comme il nous le racontait dans un entretien en 2004 : un théâtre installé dans un quartier populaire et cosmopolite, porteur d’une histoire, d’une mémoire inscrites sur ses murs comme sur une peau, et « doté de proportions extraordinaires, uniques en Europe, dont nous avons découvert plus tard qu’elles étaient les mêmes que celles du Théâtre de la Rose de Shakespeare ».

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« Ne dirait-on pas à la fois une cour, une mosquée, une maison ? », demandait Peter Brook avec fierté en faisant faire le tour du propriétaire. « Les Bouffes sont vraiment l’espace caméléon dont je rêvais, à la fois intérieur et extérieur, propre à stimuler et libérer l’imagination du spectateur, un espace où un partage est possible, ainsi que la concentration qu’exige le théâtre. Car le théâtre n’est rien d’autre qu’une expérience humaine plus concentrée que celles que nous avons coutume de vivre dans la vraie vie. »

La recherche de cette « expérience humaine plus concentrée » va donner lieu à toute une série de spectacles inoubliables, dans cet espace unique dont Peter Brook et la codirectrice du théâtre, Micheline Rozan (1928-2018), femme de tête qui l’accompagne depuis les années 1950, ont su garder la « beauté des ruines », avec ses murs craquelés, couleur rouge de Pompéi, symboles de l’éphémère qui par essence définit le théâtre.

Tout englober de l’expérience humaine

En octobre 1974, pour l’ouverture, ce sera Timon d’Athènes – Shakespeare, of course–, avec François Marthouret, Maurice Bénichou, Bruce Myers… Puis il y aura Les Iks, d’après l’histoire, étudiée par l’anthropologue Colin Turnbull, d’une tribu africaine passée sans transition de l’âge de fer au XXsiècle ; La Conférence des oiseaux, inspirée par le poète persan du XIIe siècle Farid Al-Din Attar ; La Cerisaie, un Tchekhov intime, avec Michel Piccoli ; La Tragédie de Carmen, emmenée par l’irrésistible Hélène Delavault, avec laquelle Brook renouvelle totalement le théâtre musical ; Le Mahabharata, d’après le grand récit mythique indien, sans doute son spectacle emblématique, s’il fallait n’en choisir qu’un, créé dans une carrière de pierre, au Festival d’Avignon.

« L’être humain est le seul ésotérisme qui mérite d’être déchiffré »

Et puis encore La Tempête – Shakespeare toujours… –, avec le comédien malien Sotigui Kouyaté (1936-2010), autre acteur fétiche, dans le rôle du magicien Prospero ; L’Homme qui, inspiré par les recherches du neurologue Oliver Sacks ; The Island, Le Costumeet Sizwe Banzi est mort, pièces issues des townships sud-africaines ; Hamlet, avec le comédien anglais d’origine jamaïcaine Adrian Lester ; Tierno Bokar, d’après Amadou Hampaté Ba, La Mort de Krishna, d’après Vyasa, et Le Grand Inquisiteur, d’après Dostoïevski, trois réflexions sur la religion et la tolérance…

Peter Brook dirige une répétition du « Mahabharata » sur la scène des Bouffes du Nord, à Paris. La pièce est fondée sur un poème épique indien et a été adaptée par Brook et Jean-Claude Carrière.

Le récapitulatif donne le vertige, et la mesure d’un homme qui semble avoir voulu tout englober de l’expérience humaine, y compris dans ses dimensions ésotérique ou mystique. L’influence fondamentale d’un théâtre élisabéthain – « Shakespeare est à l’origine de tout », disait-il – à la fois comique et tragique, politique et frivole, brut et sacré, se joignait chez lui à des recherches plus mystérieuses, notamment le travail effectué pendant des années avec des disciples du maître spirituel Georges Gurdjieff (1866-1949), personnage sur lequel il a réalisé son film Rencontre avec des hommes remarquables, en 1979.

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Peter Brook, pourtant, détestait qu’on le prenne pour un gourou, et qu’on lui demande quel était le lien entre sa connaissance – et sa pratique – des philosophies orientales, son goût pour l’ésotérisme et son travail avec les acteurs. Dans son loft lumineux de la Bastille, à Paris, vaste espace vide principalement meublé de tapis et de livres – d’art, d’anthropologie, de philosophie… –, son œil bleu laser se posait sur vous avec encore plus d’intensité que d’habitude, et il vous répondait que « l’être humain est le seul ésotérisme qui mérite d’être déchiffré ». Ce qui était encore une pirouette de chat, cet animal magique entre tous, puisque cet « ésotérisme » humain demande bien des clés et des techniques pour être décrypté.

Le metteur en scène a fait du théâtre le lieu par excellence de cette pluralité d’approches. Mais avec l’homme Peter Brook, le mystère ne faisait que s’approfondir, au fur et à mesure qu’on le connaissait davantage.

Peter Brook en quelques dates

21 mars 1925 Naissance à Londres

1946 « Peines d’amour perdues », première mise en scène professionnelle

1970 « Le Songe d’une nuit d’été », avec la Royal Shakespeare Company ; création du Centre international de recherche théâtrale (CIRT)

1974 Installation à Paris, au Théâtre des Bouffes du Nord

1985 « Le Mahabharata »

2010 « Une flûte enchantée », d’après Mozart

2015 « Battlefield »

2018 « The Prisoner »

2022 Mort à 97 ans

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