Robert ABIRACHED (publication du 31 Janvier 2012)


LE THEATRE FRANÇAIS DU XXe SIECLE

L’Anthologie de L’avant-scène théâtre

Martine Logier, pour Rue du Conservatoire : Robert Abirached, vous avez dirigé cet ouvrage consacré au théâtre du XXe siècle, période qui fut particulièrement féconde. Comment avez-vous structuré cette anthologie ?

Robert Abirached : Il s’agissait pour l‘équipe que j’ai réunie et pour moi-même d’une ambition inédite jusqu’ici. Tout en restant fidèles aux principes généraux de la collection de L’Avant-Scène, nous souhaitions proposer une première approche d’une histoire du théâtre en France au XXe siècle : ni un palmarès, ni un annuaire, mais le désir de rendre compte des grandes évolutions de cet art dans toutes ses composantes (texte et statut de l’auteur, impact sur la société et l’histoire, aspects successifs de l’art du comédien et de sa formation, richesse et foisonnement de la mise en scène, structurations nouvelles du plateau, du tableau à la notion de scénographie). On imagine aisément qu’il était impossible d’avoir recours à une méthode chronologique pour rendre compte de cette variété et des nombreuses contradictions qu’elle entraîne : d’où un plan en vagues successives, sous les deux enseignes des « chemins de l’écriture » et de » l’empire de la représentation ». Je me suis chargé de proposer une synthèse de cette histoire dans une introduction générale, en abordant ses principaux registres, y compris ses aspects politiques et les divers épisodes de l’intervention de l’Etat. J’ai demandé enfin à Denis Guénoun de faire le point, dans une posteface, sur les débats actuels sur les notions de dramatique et de scénique. J’ajoute que tous cette entreprise est illustrée par une ample anthologie de textes et de commentaires où une grande part a été faite aux propos des metteurs en scène sur leur travail.

M. L. : Est-ce la richesse du théâtre tout au long de ce siècle qui a incité les politiques à s’investir en faveur de cet art ?

R. A. : Pour une part peut-être, mais c’est surtout, je crois, sous l’influence d’une conviction qui a été à un certain moment très forte : celle que le théâtre est un art de société, susceptible par là même, d’exercer un rôle éminent dans la réflexion de la société sur elle-même. Il s’ensuit que le théâtre doit appartenir à tout le monde et accessible à tous, quelles que soient les contraintes géographiques (d’où la décentralisation) et financières (d’où des subventions apportées, en dernière analyse, au spectateur).

M. L. : Quel a été le moment le plus déterminant de la période ? Est-ce la décentralisation mise en place à partir de Jeanne Laurent ?

R. A. : La décentralisation, aujourd’hui géographiquement achevée, a été sans doute le mouvement le plus spectaculaire et le plus riche du siècle, dans sa seconde moitié surtout. Mais d’autres événements essentiels sont à prendre en compte aussi, par exemple : le théâtre du refus et de la dérision, qui prônait la destruction des éléments supposés constitutifs de la représentation (on peut suivre les avatars de ce mouvement de Jarry à Apollinaire et aux surréalistes, puis à sa très ample résurgence dans les années cinquante, à travers ce qu’on a appelé le théâtre de l’absurde, sans oublier le rôle essentiel joué par Antonin Artaud qui a secoué tout l’après-guerre et qui n’a pas fini d’agir aujourd’hui). Troisième recherche productive, enfin, inaugurée dès le premier quart du siècle et concernant l’acteur (en France, de Copeau à Jacques Lecoq en passant par Jouvet et Vitez), avec la redécouverte des ressources corporelles du comédien et l’exploitation de la matérialité de la scène, parallèlement à la théâtralisation de la danse.

M. L. : Face à cet élan considérable donné au Théâtre Public, aux théâtres subventionnés, le Théâtre Privé a dû lui aussi s’organiser. Comment s’équilibrent ces deux pôles de la vie théâtrale ?

R. A. : Chaque secteur du théâtre (dont le théâtre amateur, qu’il ne faut pas oublier) fonctionne selon une logique, voire une idéologie qui lui est propre. Essentiellement parisien, fondé sur le succès, sur une nécessaire connivence avec le public et sur une considération particulière portée aux lois de l’offre et de la demande, le Théâtre Privé peut s’enorgueillir d’avoir joué un rôle essentiel dans la découverte et le montage des auteurs contemporains tout au long du siècle. S’il est aidé lui aussi par l’Etat et la Ville, ce n’est pas nominalement, théâtre par théâtre, mais collectivement, pour son fonctionnement global et pour la conservation de ses salles. Les aides sont décidées et réparties par la profession au sein d’un « fonds de soutien ». Le Théâtre Public, lui, se veut lié à la cité, en étant partie prenante de ses débats, des luttes et des changements qui la traversent, etc… Il est largement soustrait (à ses débuts, surtout) aux aléas de l’offre et de la demande, pour se poser en témoin, par sa manière même d’exercer l’art du théâtre, du mouvement du monde.

M. L. : Où en est, dans le Théâtre Public, la contestation que prônait Jean Vilar, quitte à en être lui-même victime ?

R. A. : C’est une question qu’il est difficile d’aborder en trois mots. Ce qui est certain, c’est que le théâtre politique connaît un vrai déclin depuis une vingtaine d’années, pour des raisons évidentes qui concernent la société tout entière.

M. L. : Peut-on parler aujourd’hui d’un théâtre d’avant–garde, d’un théâtre expérimental, de nouveaux créateurs ?

R. A. : Ce qu’on peut appeler théâtre expérimental tient aujourd’hui une place importante dans l’univers du spectacle en France et à l’étranger, en étroite hybridation avec la peinture, la sculpture et la danse, comme à travers le genre privilégié des « installations », en explorant les ressources du mouvement et de l’espace. Plus généralement, on peut noter qu’il y a désormais des échanges et des interpénétrations notoires entre les « arts-frères », théâtre, danse, cirque, marionnettes, mime : que cela redéfinisse la place du texte sur la scène, c’est évident, encore qu’il soit tout à fait clair aussi qu’il l’élimine rarement. Dans le sillage de Robert Wilson, Pina Bausch, Kantor et quelques autres, une autre manière d’occuper le plateau s’impose chez de nombreux artistes, pour qui l’essentiel se passe sur la scène et dans le mouvement des objets et des corps, plutôt que dans le drame et ce qu’il charrie d’éléments narratifs. Quelques noms, parmi beaucoup d’autres ? Philippe Genty, James Thierrée, Claire Heggen ou, dans un registre plus politique, Dominique Houdart. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une avant-garde. Je parlerais plutôt des signes épars d’une mutation (qu’on peut relever tout aussi bien dans la danse dans la marionnette ou dans les arts du cirque, chacun pour sa part), avec cette particularité que cette théâtralité nouvelle cohabite avec la dramaturgie qui est en usage depuis si longtemps en Occident, devant des publics qui ne cessent de se diversifier eux- mêmes. L’avenir reste ouvert. Il ne sera fait ni par les théoriciens ni par les critiques, mais il résultera, pas à pas, de la rencontre des acteurs avec le public. Le théâtre, rappelons-le, c’est étymologiquement le lieu où l’on regarde, c’est-à-dire très précisément un espace fait d’images, de gestes et de mots qui ne se met à exister qu’à l’instant où il est vu et refaçonné par l’oeil des spectateurs. Éphémère, oui, il évolue et il change en lente concomitance avec les changements du monde,  qu’il s’agisse de l’histoire qui se fabrique sans relâche ou de l’intime des êtres qui, le temps passant, se fait de plus en plus insaisissable à l’oeil nu.

M. L. : Quels sont vos souhaits pour 2012 ?

R. A. : Impossible d’en dire davantage et, encore moins, de vaticiner sur le futur, mais on peut souhaiter, pour 2012 et la suite, que le public continue à apporter son aval à cette machine à métamorphose qu’est l’art du théâtre et à lui prêter, par là, une force et une présence qui, nous le savons, sont essentielles dans la vie de la société…

Robert Abirached

Né à Beyrouth le 25 août 1930, Robert Abirached est écrivain, chercheur, critique dramatique et historien du théâtre. Détaché de l’université de Caen pour occuper les fonctions de Directeur du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la Culture, il y resta de septembre 1981 à octobre 1988 ; il fut alors élu professeur émérite à l’Université de Paris X-Nanterre où il dirigea le département des Arts du spectacle jusqu’à son départ en retraite en 1999. Il a fondé le Master (anciennement DESS) Consultant culturel en 1992. Robert Abirached, qui ne cesse de questionner le théâtre en ses fonctions et ses missions, est l’auteur de plusieurs ouvrages, romans, pièces de théâtre, essais : Casanova ou la dissipation, Prix Sainte-Beuve ; L’Émerveillée ; Tu connais la musique ; Jean Vauthier ; La crise du personnage dans le théâtre moderne ; L’Amour dans l’âme ; Le Théâtre et le prince en 2 volumes, L’embellie, 1981-1992 et Un système fatigué, 1993-2004 ; La décentralisation théâtrale en 4 volumes, Le premier Age : 1945-1958, Les années Malraux : 1959-1968, 1968, le tournant, Le Temps des incertitudes : 1969-1981. En 2011 : Le théâtre français du XXe siècle sous la direction de Robert Abirached, L’anthologie de L’avant-scène théâtre ( site de L’avant-scène théâtre).

par Martine LOGIER, responsable des cartes blanches.

 

 

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