Un regard sur l’annulation du concours 2021


L’ensemble des articles et réactions commentant l’annulation du concours 2021 du CNSAD est recensé et disponible sur la page d’accueil de leur site, au lien suivant.

 

 

La décision, pour tous, pour toutes, fut une épreuve.

 

D’abord pour celles et ceux qui durent la prendre. Après plus d’une semaine de consultation des habitants et des habitantes du Conservatoire : son personnel administratif, son équipe pédagogique, ses élèves ; après plus d’une semaine de débats houleux, d’arguments pertinents appuyant tantôt l’annulation, tantôt le maintien ; après avoir envisagé les alternatives et constaté les impossibilités, une ultime réunion, le CA du 29 septembre, réunit ensemble la décision de ces habitants du Conservatoire : le concours 2021 ne pourrait avoir lieu.

 

 

La décision apparaît alors comme une violence nouvelle faite à la jeunesse. Une perspective qui s’obscurcit, précisément au moment où la lumière s’amenuise. Les jeunes comédiens, les jeunes comédiennes, leurs classes, leurs conservatoires, leurs enseignants et leurs enseignantes, les écoles privées, qui ne peuvent pas se permettre le luxe d’une année de césure dans leur propre recrutement, encaissent le coup symbolique de cette première annulation de la prestigieuse école. Pour beaucoup de candidats et de candidates, ce n’est sans doute qu’une nouvelle information à prendre en compte dans la valse des concours, le choix des deux, des trois, des quatre écoles qui seront tentées cette année ; pour d’autres, c’est un sans doute un symbole plus fort qui se voit retardé ; pour de plus rares, enfin, et là est la plus grande tristesse, c’est une porte qui se ferme. Non pas pour la question de la limite d’âge : immédiatement, l’assurance est donnée que des dérogations seront accordées à celles et ceux dont 2021 était l’année de la dernière tentative. Mais plus précisément pour celles et ceux qui voyaient en 2021 la dernière saison propice à leur préparation, cadre fragile et qui parfois ne se présente plus.

Pour ces rares personnes, celles dont le cadre était et ne saura plus être, pour diverses raisons, propice, celles dont la vocation se cristallisait spécifiquement sur le Conservatoire, par tradition, par héritage, par méconnaissance des 12 autres écoles Nationales Supérieures – qui partagent la qualité de son enseignement, et saupoudrent le territoire français depuis les grandes entreprises nationales de décentralisation – ou seulement par un attachement plus intime et plus précis, une motivation plus personnelle ; pour ces rares personnes, donc, cette décision est un coup, violent et injuste : une variété particulièrement douloureuse de ce coup qui frappe les plus de 1500 personnes qui ne sont pas retenues à ce concours. Violence et injustice propres à cette modalité de sélection, et corolaires de l’aura que l’on prête à ce lieu.

 

Pour ces rares personnes, qui perdent ici, effectivement, leur seule chance, leur dernière d’avoir les conditions de passer ce concours, cela est un coup violent. Mais pour tous et toutes, le choc, le coup se situe à un endroit plus général, réveille une inquiétude plus large, une inquiétude très vraie, et dont on constate les effets au quotidien, notamment depuis que le contexte récent a frappé nos métiers de la blessante appellation de non essentiel, égratignant avec profondeur la conception de service public qui leur était attaché ; une inquiétude plus ferme : celle du mépris actuel qui éclabousse le monde de la culture, au jour où l’on force les ouvriers automobiles, contre leur gré, à s’exposer sur des chaînes de montage où des cas de covid ont été avérés, quand on interdit aux artiste de se produire dans des lieux où des protocoles scrupuleux ont, à ce jour, permis d’empêcher la moindre contamination.

 

De manière indubitable, ce mépris est une honte, une douleur pour notre société, et surtout un facteur aggravant pour ce mal-être qui nous touche, notamment les plus jeunes, et qui nous asphyxie. J’appelle à le combattre, à en refuser les manifestations, à réparer son regard vicié qui abime, peu à peu, le monde et les êtres qui le peuplent.

Le mépris actuel qui éclabousse le monde de la culture est à combattre.

Nous devons refuser la fermeture des lieux qui permettent l’exercice de notre métier – et je parle ici non seulement à ces fermetures temporaires pour motifs sanitaire, mais plus encore des fermetures définitives qui en résultent, ou qui naissent de décision plus abruptes ou plus cruelles encore.

Nous devons refuser les réductions budgétaires qui ajoutent à la précarité de ces métiers.

De même, nous devons encourager de nos vœux et de nos voix les initiatives qui protègent la vie des acteurs de la culture, ainsi que, plus généralement, toute initiative qui permet à chacune et chacun de vivre dans la sécurité financière, professionnelle et sanitaire.

L’année blanche est une chance, une nécessité, une initiative à saluer.

Les aides pour la jeunesse et les précaires sont encore à encourager, à réclamer, à exiger.

Nous devons encourager ce qui protège.

 

 

Je m’étais jusque-là abstenu de prendre la parole, en tant que Président de Rue du Conservatoire, sur l’annulation du concours 2021. D’une part du fait du coup que cela a été pour moi aussi : comment l’aurais-je vécu, il y a 6 ans, si, quand je passais le concours pour la deuxième fois, 6 ans après la première tentative infructueuse, l’on m’avait annoncé que le concours était annulé, alors que justement je sentais que cette année était précisément celle qui me serait propice ? Je me suis abstenu, d’autre part, car je sentais bien qu’une décision aussi considérable ne pouvait pas avoir été prise à la légère, et que je prête une confiance extrêmement puissante en ces personnes que j’ai côtoyées entre ces murs : ma directrice, mes pédagogues, et certains de mes amis, rencontrés lors de ma scolarité encore récente, dans les liens que j’aime à garder avec le lieu et ses gens. Je m’abstenais enfin car cette décision a été – et demeure encore aujourd’hui – clivante au sein de l’association, jusqu’au sein même de notre propre Conseil d’Administration. J’ai consulté rapidement ceux et celles qui me sont le plus proches, au sein du Conservatoire, qui m’ont confirmé le débat, l’émotion, et finalement la pertinence de la décision que leur quotidien avalisait de jour en jour, de confinement en confinement, de couvre-feu en couvre-feu.

Lorsque la pétition de l’anPad est arrivée à ma connaissance, j’ai été très déstabilisé : j’ai vite senti qu’il fallait, en tant que Président, que je me positionne, et je me suis vite trouvé incapable de le faire, car incapable de saisir précisément tous les enjeux de ce document, et avant lui, de cette décision. J’ai alors décidé de me plonger plus profondément dans le contexte de cette annulation, et pour cela il me fallait revenir également dans celui de nos écoles nationales supérieures, dans la vie de leurs élèves. J’ai questionné mes amis, mes connaissances ; la quarantaine d’élèves que j’ai la chance et la responsabilité d’accompagner cette année jusqu’aux concours des écoles nationales ; je suis remonté au débat qui a précédé la décision, et où les arguments de la pétition figurent déjà ; je me suis renseigné auprès de mes amis encore élèves au Conservatoire, et, enfin, j’ai eu la chance d’assister une nouvelle fois au Conseil d’Administration d’hiver de l’Affut, l’Association des Élèves d’Écoles Supérieures de théâtre, où cette annulation a été discutée, après un état des lieux des conditions de scolarité dans chaque école, par la voix des élèves les représentant ; j’ai consulté des articles relatifs à cette annulation, comme l’interview donnée par Claire Lasne Darcueil à News Tank Culture le 17 décembre, ou encore le court article de Sandrine Blanchard paru dans Le Monde dès le 26 novembre.

Il m’importe aujourd’hui de vous partager mon regard sur cette annulation, qui reste un point de vue parmi d’autres (je l’ai dit : même au sein de l’association, la question est clivante), mais que je pense étayé, autant que possible. Je veux surtout vous partager ce qui m’est apparu de ce contexte global, et de ses impacts spécifiques dans l’enceinte et dans la vie du Conservatoire. Je pense que mon utilité possible dans ce débat, en tant que Président des élèves et des ancien·nes élèves de ce lieu, ainsi que de ses ami·es, est de partager un peu de la proximité avec la vie quotidienne en son sein, laquelle motive pleinement cette prise de décision par celles et ceux qui l’habitent.

 

 

Outre le – précieux et nécessaire – débat idéologique suscité (et qui en couve un second, que j’évoquerai plus bas), la prise en compte des données factuelles donne assez mécaniquement à comprendre cette annulation. Et je ne désigne pas ici la question de l’organisation du concours lui-même : ce dernier n’est à mon sens qu’un problème secondaire, indirect – quoique de taille (et lui-même appelle d’autre débats très pertinents sur la mise en œuvre d’un tel concours, les épreuves financières et sanitaires qu’il pose, et les réponses qui pourraient ou non y être apportées, et qui définissent l’identité même d’une école). De ce qui m’apparaît, et pour expliciter ce que le communiqué du 20 octobre ne fait qu’évoquer, la question du lieu et de sa démographie spécifique pourrait expliquer à lui seul l’annulation.

Pourquoi les concours sont-ils maintenus au CNSMDP, à l’ENSATT ou dans les autres écoles, et pas au CNSAD ?

Je suis désolé, je vais faire ici des approximations, n’étant pas allé chercher à chaque fois les chiffres exacts. Le nombre d’élèves au CNSMDP ou à l’ENSATT est en effet supérieur à celui du CNSAD, mais pour des bâtiments d’une ampleur sans communes mesures avec celui du CNSAD. Dans leur bâtiment de la Cité de la Musique, avec près de 15 400 m² de surface utile, les 1 200 élèves du CNSMD ont majoritairement cours en petits effectifs, voire de manière individuelle, et sur une poignée d’heures hebdomadaires. Les classes du CNSAD (originairement de 15 à 16 élèves, voire 17 ou 18 en deuxième année, avec l’accueil d’étudiants étrangers), même passées à 10 élèves, exigent en temps normal leur coprésence permanente pendant plus de 35h par semaine. L’amplitude horaire des près de 250 élèves de l’ENSATT est comparable à celle de ceux du Conservatoire, mais, là encore, dans des effectifs plus humbles par section, et dans un bâtiment récent et spacieux, d’autant plus depuis son extension, il y a quelques années.

Les autres écoles nationales supérieures de théâtre n’ont des promotions que de 10 à 15 élèves. Pour certaines, leur recrutement, ne se fait que 2 ans/3 (TNS, Comédie de Saint-Étienne), voire 1 an/2 (ENSAD) ou même 1 an/3 (École du Nord, Académie, TNB, ÉSTBA). Les élèves de l’ESCA sont le plus souvent hors-les-murs, puisqu’en répétition avec les compagnies qui les engagent. L’effectif total de chaque école est donc au maximum de 30 élèves, parfois la moitié, pour des bâtiments proportionnés à leur activité, voire spacieux. Seule l’ESAD fait exception, dont les locaux « provisoires », dans les Halles (c’est-à-dire en sous-sol, avec proximité des passages du métro), sont les seuls à disposition depuis près de 8 ans, et ne sont pas du tout adaptés à la vie et à l’exercice des élèves et des équipes pédagogiques et administratives de cette école supérieure.

 

Le Conservatoire abrite 3 à 6 fois plus d’élèves que les autres écoles : 90, sans compter les 4 élèves étrangers ; la demi-douzaine d’élèves metteur·euses en scène qui restent une année de plus et les 3 doctorant·es SACRe qui, bien que le plus souvent hors de l’établissement, y reviennent spécifiquement pour répéter et donner à voir des projets scéniques, dans l’activité déjà permanente des salles du CNSAD. Cette suractivité va croissant, et depuis près d’une vingtaine d’année, les directeurs successifs (Claude Stratz, Daniel Mesguich) et la directrice actuelle n’ont eu de cesse d’explorer les pistes d’agrandissement ou de déménagement du Conservatoire : racheter un morceau du bâtiment vendu à La Poste, amputant la salle Louis Jouvet ? impossible. Rajouter un étage au-dessus des bâtiments actuels, ou bien creuser un sous-sol ? impossible sans mettre en danger le bâtiment. Louer d’autres lieux ? c’est déjà le cas, à quelques pas du Conservatoire, mais de manière bien insuffisante, et des salles peu adaptées aux exigences de la création contemporaine. Déménager une partie des activités du Conservatoire ? Claude Stratz l’avait sérieusement projeté dès 2003, mais le projet n’avait pas pu aboutir. Jusqu’à aujourd’hui du moins, puisque, depuis 2014, la perspective de ce déménagement si nécessaire a ressurgi, s’est transformé, et surtout s’est vu confirmé sous l’impulsion de Claire Lasne Darcueil, avec la Cité du Théâtre, dont la livraison est prévue pour 2025.

 

Jusque-là, le Conservatoire doit assurer les cours et les créations de sa centaine d’élèves dans un bâtiment que les normes sanitaires jugulent à 45 occupants. Les promotions sont donc divisées désormais en classes de 10, qui ne bénéficient plus du brassage qui avait lieu d’un cours à l’autre. Cela implique évidemment d’engager plus d’enseignants. Du fait d’une grande anticipation, le premier confinement a pu voir ses cours maintenus en distanciel – solution perçue comme provisoire, et ne pouvant se substituer à la présence réelle. Bien avant tout cela, en 2015, lors de ma deuxième année de scolarité, j’avais eu la chance de participer aux premiers ateliers de théâtre en téléprésence depuis l’ENT de Montréal ; ce champ, comme les autres de l’acteur augmenté, font partie de longue date des questionnements insufflés par Claire Lasne Darcueil dès son arrivée. Ce n’est donc pas par frayeur du numérique que la direction cherche aujourd’hui à favoriser le présentiel (dans les cours comme pour le concours), mais bien par choix pédagogique : pour préparer ses acteurs et ses actrices à cet art de la présence réelle. Le Conservatoire privilégie donc à ce jour le travail hors-le-murs, dans d’autres lieux, où les classes peuvent se retrouver, souvent hors Paris, ce qui implique encore un nouveau coût (déplacement, hébergement). Le nombre de bourse a été augmenté, pour permettre aux élèves que le contexte a privé de leur revenu de subsister. Enfin, pour rattraper les temps d’immobilisation, et surtout pour permettre cette précieuse rencontre avec les spectateurs pour les journées de juin en 2e année, et a fortiori les créations de 3e année, le cursus des trois promotions actuelles sera prolongé de 6 mois à 1 an. Y compris pour la promotion 2020, entrée in extremis en octobre, après un concours doublement éprouvant, ingrat, pénible et dangereux, mais mené à son terme par l’effort conjugué des équipes administratives et pédagogiques.

Même sans recrutement 2021, le Conservatoire accompagnera donc bien la formation d’une centaine d’élèves, dans ces activités plus coûteuses, ce qui fait que sa subvention annuelle demeurera inchangée, comme acté pendant ce même Conseil d’Administration du 29 septembre : elle ne menace pas de fondre, ni d’être amputée dans le climat souvent menaçant pour la culture, et cette résolution d’accompagner les élèves reçus jusqu’au terme de la formation que la réussite de ce concours impliquait doit, à mon sens, être salué dans ce contexte où le sentiment d’abandon, de sacrifice, se répand. C’est là un message fort de soutien et de présence adressé aux élèves que le Conservatoire a sous sa responsabilité, et cela remotive justement le sens et la confiance que les élèves futur·es pourront accorder à cet établissement quand ils en passeront le prochain concours, en 2022.

 

 

Le débat idéologique qui se pose donc ici (et que j’annonçais plus haut) est donc autre que celui de la mise à mal de la culture ; et c’est d’ailleurs précisément le débat qui avait partagé les élèves, en amont du vote de la décision : il s’agit de savoir sur quoi porte la promesse du service public, pour ce qui est des écoles. La promesse du CNSAD est la suivante : offrir, chaque année, à 30 élèves, un enseignement de qualité, les préparant à la réalité du métier de comédien·ne, ainsi qu’un système d’insertion professionnelle efficient. Ce dernier point a été assuré par le dialogue avec Marc Sussi, Directeur du Jeune Théâtre National, qui accompagnera les élèves de ces promotions pendant 4 ans après leur sortie, soit un an de plus que la durée traditionnelle. Seules les questions de la qualité des enseignements et de la continuité du recrutement se posent encore, et malheureusement, du fait des raisons susdites, s’opposent entre elles. La réalité actuelle du Conservatoire (avec le prolongement des cursus entamés, les restrictions sanitaires et d’accès au bâtiment) oblige à un choix entre permettre aux élèves admis de suivre une scolarité effective, complète (avec travail en présentiel et confrontation à des spectateurs, ce qui reste l’essence même du métier) ou bien recruter en effet une nouvelle promotion, dont le parcours serait amputé, ainsi que celui des promotions déjà admises.

Il n’y a, à ce qui m’apparaît, pas de décision optimale. Cela sera, forcément, injuste.

Le seul moyen de ne pas avoir à faire ce choix serait d’exiger des instances publiques qu’elles augmentent (au moins) d’un tiers l’argent alloué à l’établissement, mais cette largesse serait plus qu’étonnante.

Dans ce contexte, cette décision de l’annulation du concours me semble le seul moyen de répondre à la promesse faite aux élèves, et d’assurer que cette promesse, fiable, ferme, peut avoir une valeur.

 

 

L’effort pour étendre l’accès de cette précieuse formation (et de celle des 12 autres écoles) au plus de jeunes artistes possible me semble essentiel : c’est un enjeu permanent, continu, nécessaire. C’est une des batailles de notre grande lutte pour faire valoir la valeur essentielle de la culture. Mais je veux saluer ici la vision de ceux et de celles qui ne la mènent pas au détriment de ceux et celles-là même qui doivent tirer bénéfice de ces efforts. Je pense que nous avons plus que jamais besoin de soutien, d’entraide dans les décisions qui sont prises dans ce contexte douloureux, notamment quand ces décisions, prises souverainement et collégialement, contribuent à redonner du sens aux engagements inhérents à nos métiers de service public.

 

 

 

Marceau Deschamps-Ségura

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