Jacques Lassalle


Mort du metteur en scène Jacques Lassalle

Mort de Jacques Lassalle

3 JANV. 2018 

PAR JEAN-PIERRE THIBAUDAT 

BLOG : BALAGAN, LE BLOG DE JEAN-PIERRE THIBAUDAT

Le metteur en scène, auteur et essayiste Jacques Lassalle vient de mourir à l’âge de 81 ans. Avec lui disparaît une vision du théâtre qui conjuguait l’orgueil et l’effacement, au fil d’un parcours qui devait le conduire de la banlieue rouge au TNS puis à la Comédie Française où il sera éjecté par un caprice de ministre, devenant désormais, de par le monde, un metteur en scène « mercenaire ».

Dans les années 60, une cité HLM à Vitry-sur-Seine, banlieue rouge au sud de Paris. Un homme regarde un téléfilm à la télévision . « Tiens, mais c’est mon voisin !» se dit-il en voyant évoluer l’un des acteurs. Et si…

Sur le point de renoncer

L’homme frappe à une porte, de l’autre côté du palier. L’acteur ouvre. Le voisin raconte, il veutt lui parler, l’acteur bafouille un peu, le fait entrer. “Puisque vous êtes acteur, vous pourriez vous s’occuper des jeunes de la cité, leur faire faire du théâtre,  qu’est-ce que vous en dîtes?”. L’acteur, cueilli à froid, bafouille derechef. Homme de gauche et catholique pratiquant, il ne peut pas dire non à une telle proposition, alors il dit oui. C’est là l’acte de naissance de ce qui va bientôt porter le nom de Studio-Théâtre de Vitry et va devenir en 1967 le groupe amateur, non plus des seuls jeunes de la cité mais de toute la ville.

Le jeune acteur vu à la télé, c’est Jacques Lassalle. Comment beaucoup de jeunes acteurs, même en étant sorti du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris comme c’était son cas, il connaît un passage à vide. Il est sur le point de renoncer, il a déjà bifurqué vers les études, il prépare l’agrégation de lettres modernes. Il a fait la connaissance de Bernard Dort qui sera le parrain d’un de ses fils, il pourrait devenir un jour professeur à l’Institut d’études théâtrales (ce qu’il deviendra) . La proposition du voisin de palier rebat les cartes.

A Vitry, se réunissent autour de Lassalle, des jeunes et des moins jeunes habitants de cette ville de banlieue, habités par le théâtre comme Lucien Marchal (futur créateur de Théâtre en Actes) ou celle qui deviendra l’ âpre égérie de plusieurs spectacles, Mady Tanguy (la tante de François Tanguy) qui vit alors cité Balzac. Le signataire de ces lignes rejoindra ce groupe par intermittences.

D’amateur à professionnel

Influencé par les souvenirs des spectacles de Roger Planchon ou de Giorgio Strehler, Lassalle, avec des moyens dérisoires et dans des lieux mal équipés, monte Marivaux, Goldoni, Shakespeare. A chaque spectacle chacun grandit, s’aguerrit, se professionnalise. La place du Studio-Théâtre de Vitry est bientôt confortée quand la ville se dote d’une salle polyvalente où Lassalle va créer plusieurs pièces  dont il est l’auteur (généralement achevées à l’heure des premières répétitions):  Jonathan des années 30Un couple pour l’hiverLe soleil entre les arbres. Autant de pièces qui entendent cerner la vie quotidienne et les intermittences du cœur avec comme points d’horizon les films de Renoir et d’Ozu.

Le Studio-Théâtre de Vitry devient insensiblement une jeune compagnie professionnelle et Lassalle engage des acteurs qui le sont tout autant, de Jacques Pieller à Monique Mélinand, ou fraîchement sortis du Conservatoire, de Catherine Gandois à Richard Fontana, tout en s’appuyant sur le noyau dur de l’équipe étoffée par l’arrivée du scénographe et décorateur Alain Chambon. La presse vient (un peu) à Vitry-sur-Seine. Et Lassalle, orgueilleux de naissance, souffre de la confusion que font les parisiens entre Vitry et Ivry où Antoine Vitez a installé son Théâtre des quartiers.

En 1976, Travail à domicile de l’allemand F-X Kroetz est le premier spectacle du Studio-Théâtre de Vitry créé en dehors de la ville, dans la petite salle du TEP (Théâtre de l’Est parisien), la maison de Guy Rétoré. Le spectacle conjugue un courant, celui du « théâtre du quotidien » alors en vogue en France (Wenzel, Deutsch, etc.) et outre-Rhin, et l’esthétique d’un metteur en scène qui s’affirme dans une mise à distance esthétique, voire esthétisante, du réel le plus cru (une scène de la pièce consiste en un avortement avec des aiguilles à tricoter), un poids des silences et une retenue tout en tension de l’acteur qu’incarne à merveille l’acteur Alain Ollivier. « L’effroi autant que la pitié peuvent commander aujourd’hui encore l’interrogation que nous portons sur le monde où nous vivons » écrit Lassalle en marge du spectacle.

De Vitry à Vinaver

Malgré cela, le maire communiste de la ville, Marcel Rosette, précieux soutien du Studio-théâtre de Vitry, ayant vu le spectacle juge qu’il ne serait pas souhaitable de présenter une telle pièce aux Vitriots. Lassalle accepte, contre l’avis d’une partie de son équipe. Le spectacle ne sera pas jouée à Vitry-sur-Seine, mais son succès, mérité, va mettre sur orbite professionnelle le metteur en scène qui, dans les années suivantes, loin de Vitry mais toujours au petit TEP, va monter Risibles amours de Milan Kundera, Nina c’est autre chose de Michel Vinaver, puis Dissident il va sans dire, début d’une durable amitié et de plusieurs créations comme A la renverse. En 1978 « Remagen » d’après Anna Seghers est à l’affiche du Festival d’Avignon. La « patte » Lassalle s’affine.

L’approche de la scène lassallienne se veut discrète, elle aime les tons pastels, elle préfère l’écoute feutrée du texte au mouvements intempestif des corps, elle affectionne le ouaté plus que l’affirmé, c’est du théâtre en apnée ou l’air soudain, vient à manquer (Lassalle était l’asthmatique). Il rêve alors d’un théâtre « qui soit le rendez-vous d’une convivialité perdue, l’occasion d’un plaisir partagé, d’un échange à mi-voix, sans trompe-l’œil ni faux-semblants, sur tout ce qui nous importe vraiment, et dont chaque spectateur, enfin, pourrait avec les autres produire le sens, mais surtout autant envisager pour lui-même la part nécessaire du secret ». Ou encore, plus tard : « je ne cesse de rêver à un spectacle qui ne serait encore qu’une espèce de ligne mélodique, un continuum, avec de très faibles écarts et de très, très faibles ébranlements, une espèce de travail sur la répétition, la réitération ». On peut penser que sa vie durant il aura poursuivi ce rêve en forme de chimère. Était-ce là l’origine des rapports difficiles qu’ il entretenait souvent avec ses acteurs, les laissant plus d’une fois en larmes, perdus, égarés ?

Lassalle aimait l’économie des signes, l’excès l’effrayait mais le fascinait tout autant ce qui le conduira à diriger Gérard Depardieu dans « Tartuffe » pour son arrivée à la direction du Théâtre National de Strasbourg en 1983 . A Vitry, où il sera resté vingt ans, il laisse les clefs du Studio-Théâtre à Alain Ollivier qui lui donnera un habitacle digne où l’aventure se poursuit aujourd‘hui. Lassalle est nommé au TNS sans avoir à passer par le palier de la direction d’un centre Dramatique National, un cas unique il me semble. Bernard Dort l’accompagne dans cette aventure difficile, le métier de metteur en scène et celui de directeur de théâtre ne faisant pas toujours bon ménage.

DU TNS à la Comédie-Française 

Au TNS, Lassalle va mettre en scène principalement des classiques du répertoire, s’aventurant peu dans l’écriture contemporaine sauf pour l’exception Vinaver. C’est tardivement qu’il rencontrera des écritures d’autres contemporains dont il se sentira proche : Marguerite Duras, Jon Fosse, et d’abord Nathalie Sarraute qu’il mettra en scène pour la première fois au Théâtre du Vieux Colombier (Elle est là,  Le silence) lorsque, après sept ans passés à Strasbourg, il est nommé à la tête de la Comédie-Française en 1990.

Je me souviens avoir alors rencontré, pour le première fois, un Jacques Lassalle heureux. Lui, le fils d’une famille bourgeoise nancéienne ayant choisi de mener une vie de saltimbanque, devenait, en tant qu’Administrateur de la Maison de Molière, le trente sixième personnage de l’État, un homme respectable. Trois ans plus tard, changement de gouvernement, le nouveau ministre de la culture Jacques Toubon qui ne connaissait pas encore bien les droits de l’homme, vire Lassalle de son poste en plein été, sans aucune raison, par caprice, pour affirmer son arrivée. Malgré le soutien de la profession et de la troupe, il ne crie pas publiquement à l’infamie, il fuit les journalistes qui voudrait lui donner la parole, il se terre dans sa maison de Saint Bauzile. Jacques Lassalle restera durablement affecté par cette éviction ignoble parce qu’injuste.

De la place Collette au monde entier

Que faire après cela ? Maugréer, voyager, travailler. Lassalle devient ce qu’il nomme « un mercenaire institutionnel ». Il revient au Festival d’Avignon 1994 en mettant en scène Andromaque d’Euripide avec Isabelle Huppert dans le rôle titre. Le spectacle porte les séquelles de ce que Lassalle vient de vivre, ce n’est pas une réussite dit la presse, les rapports déjà compliqués avec cette dernière ne font que s’aggraver. Il écrit une lettre ouverte aux journalistes de théâtre : « Voilà vingt ans déjà que le théâtre que je fais vous paraît lent, norme, fâcheusement minimal, piteusement cérébral… ». Il dit aussi ne plus vouloir travailler en France, il y retravaillera cependant(retrouvant la troupe de la Comédie Française en plusieurs occasions) mais, de fait, il devient un metteur en scène itinérant dans le monde entier, propageant en Russie, en Chine, en Pologne, en Norvège et dans bien d’autres pays ( une quinzaine) l’art lassallien de faire du théâtre à la française.

Autant de voyages qu’il racontera dans son dernier ouvrage « Ici moins qu’ailleurs » (éditions POL) dédié à son fils Christophe ( noyé dans une piscine à Abidjan « alors qu’il commençait enfin à conjuguer sa passion des voyages et celle du théâtre ») et à son épouse Françoise. Cette dernière fut une compagne précieuse auprès de lui (elle exerçait avec une douceur angevine le métier d’infirmière), son décès il y a quelques mois laissa Lassalle déboussolé, comme orphelin. Il devait monter « Léonce et Léna » de Buchner (auteur qu’il aurait aimé retrouver encore une fois) au théâtre du Vieux Colombier avec la troupe de la Comédie Française, il n’en a pas eu la force, les répétitions ont dû être interrompues. Très affaibli, il séjournait depuis peu dans une maison de repos. Il aurait aimer avoir l’opportunité de réaliser des films, il y songea, sans doute rêvait-il aussi  être au théâtre ce que Bresson ou Rosselini furent au cinéma. Le fut-il ?

HOMMAGE

«JACQUES LASSALLE ILLUMINAIT TEXTES, PERSONNAGES ET SITUATIONS», PAR DENIS PODALYDÈS

Par Denis Podalydès — 4 janvier 2018 à 15:33

Sociétaire de la Comédie-Française, le metteur en scène et acteur revient sur la carrière de celui qu’il considère comme un grand maître du théâtre, injustement déconsidéré depuis plusieurs années.

Portrait de Jacques Lassalle en 1987. Photo Hannah Assouline. Opale. Leemage  

 

Jacques Lassalle s’est éteint et c’est un des grands maîtres de l’art du théâtre qui disparaît. Il a en grande partie suscité, orienté, façonné le goût de plusieurs générations d’acteurs et de metteurs en scène, notamment la mienne. Comme spectateur, comme acteur, comme metteur en scène, je lui dois beaucoup, et ma dette est alourdie de n’avoir pu tout à fait la lui exprimer.

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Je me rappelle la Serva Amorosa, de Goldoni, à la Comédie-Française en 1992. (J’étais encore loin d’entrer dans la Troupe.) Qui, en France, après Strehler, a monté Goldoni avec cette profondeur, cette acuité, cette faculté inédite alors d’accroître la sensibilité conjointe des acteurs et des spectateurs ? (Alain Françon, oui, qui saurait rendre son tribut à Jacques Lassalle sur cette question.) Il n’était pas un des personnages de la pièce qui ne fût vivant, subtil et comme extrait d’un grand roman, ou d’un grand film. Les acteurs – Catherine Hiegel, Jean-Yves Dubois, Jacques Sereys, Philippe Torreton, Anne Kessler, entre autres – étaient magnifiques, d’une grâce particulière qui leur était commune, les enveloppait tous dans un lacis de relations non dites et ambiguës. La pièce en était à la fois éclairée et ombrée. La comédie n’y perdait rien, le tragique social affleurait, quelque chose se tramait entre Goldoni, Marivaux et Tchekhov qui surprenait le spectateur, le tenait en suspens, comme si la scène ouvrait un espace généralement propre à l’illusion cinématographique.

Il en résulta un film très remarquable de Jean Douchet, témoignage encore visible et probant de l’art curieusement anti-théâtral de Lassalle. Sa direction d’acteur était puissante et invisible. Même les comédiens qui ont eu les pires rapports avec lui – il aimait les acteurs et l’humanité de l’amour d’Alceste (comme il l’a écrit dans un livre passionnant ainsi intitulé), et, détestant au théâtre le théâtre lui-même, buta sur cette insoluble contradiction qui le plongea, lui et les acteurs, dans les plus violents tourments – ont reconnu qu’il était probablement le plus grand directeur qu’ils aient rencontré. Je rappelle aussi ce Dom Juan admirable créé dans la cour d’honneur du palais des Papes à Avignon, en 1993, avec Andrzej Seweryn, Roland Bertin, Jeanne Balibar, Eric Ruf, François Chaumette, Cécile Brune, entre autres. O cette scène sublime des paysannes : au lieu de la traditionnelle prise de bec entre Charlotte et Mathurine, un extraordinaire trio libertin, emmêlé, limpide, inconscient. C’est pour moi un des plus beaux souvenirs de théâtre qui soit, une émotion absolue devant un moment d’interprétation à la fois créateur, impensé jusqu’alors, et parfaitement justifié, dans l’apparent classicisme qui était le sien. J’aimerais rappeler tant d’autres spectacles, Un mari d’Italo Svevo au Vieux-Colombier, Elle est là de Sarraute, dans ce même théâtre, L’homme difficilede Hofmannsthal au théâtre de la Colline, (ceci dans un grand désordre chronologique, qu’on me pardonne), j’aimerais en rappeler de plus anciens que je n’ai pas vus, mais que l’histoire du théâtre a retenus et dont j’ai lu quantité de témoignages, ils sont disponibles et accessibles, (des créations du Studio d’Ivry à celle du TNS, Emilia Galotti, Les fausses confidences avec Emmanuelle Riva, etc.), je ne m’autorise pas de parler de ceux dans lesquels j’ai joué.

Après le Festival d’Avignon en 1994, où il avait présenté Andromaque d’Euripide, Jacques avait eu avec la critique des rapports détestables. Dès lors, tous les spectacles furent éreintés, expédiés, dédaignés ou presque. Pas tous, pas par tout le monde, bien sûr et heureusement. Mais il semblait de bon ton de renvoyer Lassalle aux demi-oubliettes sous l’étiquette de «néoclassique», et on n’en parlait plus.

Capable de susciter la plus grande incompréhension, d’inverser totalement la confiance qu’il pouvait avoir en nous, entretenant avec le monde une relation des plus douloureuses, il illuminait textes, personnages et situations d’un regard infiniment clair, empathique, aimant, passionné, dont nous étions nourris et vivifiés tout au long des représentations, si bien qu’on ne l’aimait jamais tant qu’en jouant ces situations qu’il avait si délicatement et généreusement approfondies.

Jacques devait monter la Cruche cassée l’an dernier au Vieux-Colombier. Nous avions à peine commencé à répéter, il a fallu arrêter, il ne pouvait pas ; la disparition trop récente de sa femme le retirait dans un chagrin convulsif, nous jouâmes à la place Bajazet.Je n’ai pas revu Jacques Lassalle, qui nous en voulut de cette déprogrammation. Je perdis sans doute un ami il y a un an, mais aujourd’hui il me paraît important de dire que nous avons tous perdu un grand homme de théâtre.

 

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