Le créateur de la série « Dix pour cent » revient dans un livre riche d’anecdotes sur le métier d’agent. Trahisons, succès, mystères et tapis rouges, plongée avec Dominique Besnehard dans les coulisses du cinéma français.
Par Nathalie Dupuis
Il est le plus célèbre homme de l’ombre du cinéma français. Dans « Artmedia » (Éditions de l’Observatoire), Dominique Besnehard et la journaliste Nedjma Van Egmond nous plongent dans les coulisses du septième art, à travers l’histoire de cette agence qui régna sur le milieu pendant plus de trente ans. Créée en 1970 par Gérard Lebovici, Artmedia devient le temple du cinéma, en dealant les contrats des acteurs, actrices, réalisateurs, scénaristes, voire en gérant toute leur carrière. L’agence va survivre à l’assassinat de son fondateur, retrouvé criblé de balles dans son parking un soir de 1984, avant de perdre peu à peu de sa superbe depuis quelques années, face à la concurrence. Cultivant l’anecdote, entre glamour et mystère, trahisons et moments de gloire, Dominique Besnehard, qui nous en avait déjà livré quelques clefs dans la série « Dix pour cent », nous raconte cette « maison » qui fut aussi la sienne. Et à travers elle, nous fait revivre les plus belles années du cinéma français.
©Patrice Picot/Gamma-Rapho via Getty
ELLE. Au départ d’Artmedia, il y a un homme, Gérard Lebovici, le « roi Lebo ». Quel souvenir gardez-vous de votre première rencontre ?
DOMINIQUE BESNEHARD. Il m’avait totalement intimidé, et ce n’est pas dans ma nature ! C’était au tout début des années 1980. À l’époque, je faisais du casting et ça marchait très bien, et Serge Rousseau, un type adorable et un agent remarquable chez Artmedia – il fut le découvreur de Dewaere, Nathalie Baye, Depardieu, Dussollier, Coluche, Fanny Ardant, etc. –, voulait que je rencontre Lebovici. Il avait organisé un déjeuner près de l’Alma pendant lequel il avait très peu parlé, et moi je me sentais obligé de meubler. Je ne savais pas si je l’emmerdais, s’il attendait que ça se passe. Mais en sortant, c’était clair, je n’avais pas envie de devenir agent, je préférais m’amuser à dénicher des comédiens, le plus beau métier du monde !
ELLE. Comment Lebovici a-t-il révolutionné le cinéma ?
D.B. C’est lui qui a fait entrer les agents dans l’ère moderne. Il est le premier à s’être dit que ce métier, ce n’était pas seulement s’occuper de savoir si Danielle Darrieux aurait une caravane sur le tournage ! Parce qu’au début les agents, c’étaient plutôt des « secrétaires de stars ». Il y avait Olga Horstig-Primuz, qui gérait Brigitte Bardot et Michèle Morgan, mais elle était plutôt là pour dire « ma chérie, tu ferais mieux de t’habiller en Jean-Louis Scherrer ». Les acteurs les plus connus recevaient de gros cachets mais ça s’arrêtait là, Lebovici a fait en sorte que les acteurs aient des intérêts sur les films, qu’ils deviennent, avec les réalisateurs, copropriétaires de leurs films. Et surtout il lançait des projets, réunissait les conditions pour que le film se fasse, et il savait où il voulait emmener les artistes. Il avait une véritable vision. En entrant chez Artmedia, j’ai senti le pouvoir qu’il avait donné à ce métier. Notre force, c’était aussi qu’on connaissait tous les projets.
ELLE. En même temps, il était un homme très secret…
D.B. Il avait une ambition dévorante mais il voulait surtout rester le plus discret et anonyme possible. C’était un personnage duel, que Francis Huster avait même baptisé « Dr. Gérard and Mr. Lebovici ». Un mari aimant mais aussi un séducteur à qui on prêtait beaucoup de liaisons. Il cloisonnait complètement ses activités. Éditeur du situationniste Guy Debord, il était attiré par les radicaux et les révolutionnaires.
©Document personel
ELLE. Il encensait aussi Jacques Mesrine ?
D.B. Oui, il avait même demandé à Renaud, à l’époque le chanteur rebelle en vogue, d’écrire une chanson qui lui rendrait hommage. Renaud n’a pas donné suite et cela a provoqué la fureur de Lebovici, avec un échange de lettres corsées. Dans la dernière, le chanteur conclut « sache, grand con, que je n’ai jamais écrit une chanson sur commande, que personne ne me dictera ce qu’il serait bon ou mauvais pour moi d’écrire… Puisque tu es devenu visiblement la sous-merde que tu étais déjà essentiellement, mon public, ma gonzesse, mon enfant et moi-même te crachons à la gueule ». Et pourtant, en février 1980, il sortira son album « Marche à l’ombre », dédié à Paul Toul, le pseudo de Mesrine !
ELLE. Comble du mystère, l’assassinat de Lebovici, en 1984, n’a jamais été élucidé ?
D.B. On a évoqué pas moins de six scénarios, dont la piste de Michel Ardouin, ex-complice de Mesrine, et aussi un trafic de cassettes vidéo qu’il aurait refusé de couvrir, ou encore un suicide mis en scène. Avec Nedjma Van Egmond, nous avons parlé à son fils mais on n’a rien appris de plus. On a demandé à consulter les archives, on nous a dit oui, puis plus de nouvelles. La vie de cet homme mérite vraiment un documentaire.
ELLE. On découvre quelques détails croustillants, notamment une porte dérobée et un coffre-fort ?
D.B. Dans les bureaux, il y avait un coffre imposant qui abritait des contrats et des documents confidentiels mais aussi des liasses de billets, et il arrivait que certaines stars viennent se servir en cas de besoin. Jean-Paul Belmondo, qui était un client de choix, était l’un des rares à pouvoir venir chercher du liquide quand il le souhaitait. Il bénéficiait aussi d’un accès spécifique, baptisé la « porte Belmondo », qui desservait directement le bureau de Lebovici par le palier et permettait d’entrer et de sortir sans être vu. Mais cette porte était utilisée par d’autres célébrités du moment, Romy Schneider, Yves Montand… Ils arrivaient par l’entrée principale, sortaient par cette petite porte, et personne ne pouvait savoir combien de temps ils étaient restés.
ELLE. Le seul à avoir résisté aux sirènes d’Artmedia, c’est Delon ?
D.B. Lebovici était fier d’être l’agent de Belmondo mais il rêvait d’être aussi celui de Delon. Il était fasciné par ses chefs-d’œuvre tournés avec Visconti, Melville, Verneuil. Mais Delon n’a jamais voulu. D’ailleurs, il n’a jamais voulu rouler pour quelqu’un d’autre que lui-même.
ELLE. Comment arrivez-vous à Artmedia, alors le saint des saints, que Dominique Lavanant résume ainsi : « Si tu veux acheter un billet de train, tu t’adresses à la SNCF, si tu veux faire du cinéma, tu t’adresses à Artmedia » ?
D.B. En 1985, Jean-Louis Livi, qui avait succédé à Lebovici, m’a fait des appels du pied, et là j’étais prêt. Il m’a accueilli à bras ouverts et m’a offert une « année blanche » où il ne me demandait aucun compte ! J’avais la possibilité d’aller voir des spectacles à Londres, à New York, et de nouer des relations sans obligation de résultats. Jean-Louis Livi est un homme qui fait confiance. Le seul critère qu’il me donnait, c’était de prendre des gens en qui je croyais. Il m’a aussi appris à me protéger de certains comédiens qui avaient tendance à m’accaparer.
ELLE. Jean-Louis Livi, sans qui « César et Rosalie » n’aurait peut-être pas existé ?
D.B. Son rôle a été déterminant et, mis bout à bout, il aura fallu pas moins de huit ans pour que le film se fasse ! Vittorio Gassman, d’abord pressenti, a refusé, Lino Ventura aussi, qui s’est dit trop vieux pour jouer un cocu. Même refus de Belmondo, mais là, parce qu’il se trouvait trop jeune pour jouer un cocu ! Et puis Yves Montand a été évoqué, et même s’il a lui aussi un peu traîné des pieds, il a dit oui. Côté féminin, c’était Catherine Deneuve qui avait été pressentie. D’abord très enthousiaste, elle a refusé, sans donner de raison. En réalité, elle était enceinte de sa fille Chiara. Et, finalement, ce sera Romy Schneider qui incarnera Rosalie. Jean-Louis Livi l’a portée et soutenue contre l’avis de tous, qui la disaient « impossible », et il a toujours dit que Romy était « une de ses plus belles histoires ».
ELLE. Qu’avez-vous apporté à Artmedia ?
D.B. J’ai démocratisé un endroit où il était difficile d’entrer. Je me souviens que, quand je faisais du casting, il n’était pas question pour Artmedia de nous donner leur liste d’acteurs, tu devais appeler et demander « est-ce que cet acteur est chez vous ? ». Et puis, quand je suis arrivé, j’ai découvert qu’il y avait la liste « officielle », et les autres. Des acteurs dont je m’occupais au début, on me disait : on ne peut pas les mettre sur la liste officielle car ils n’ont pas fait leurs preuves.
ELLE. Qui ont été vos premières recrues ?
D.B. J’ai très vite amené les cinéastes Claire Denis, Claire Devers, et aussi François Ozon, Xavier Beauvois, toute une nouvelle génération de réalisateurs. Et des jeunes comédiens comme Wadeck Stanczak, Simon de La Brosse, que, pour beaucoup, je trouvais dans la rue. La drogue est passée par là malheureusement et certains ont été abîmés. Les César des meilleurs espoirs de l’époque, ils ont presque tous été chez moi. Mais, malheureusement, quelques-uns sont devenus des acteurs Kleenex. Ils avaient des gueules mais pas tous le bagage et les racines pour durer.
ELLE. Puis des acteurs plus confirmés sont venus vous voir…
D.B. Oui, même si ce n’était pas le cahier des charges. Jean-Claude Brialy, qui en avait marre que son agent l’appelle Jean-Louis Brialy. Ont suivi Jean-Louis Trintignant et Jeanne Moreau. Et aussi Anouk Aimée. Mais là, je me souviens de Trintignant me disant : « Ne la signez pas, elle va prendre beaucoup de votre temps et vous n’en aurez plus assez pour vous occuper de moi ! » Jean-Claude Brialy, lui, m’appelait trois fois par jour ! Un matin, il me dit que Claude Chabrol prépare un film – c’était « La Cérémonie » – et qu’il y aurait un rôle pour lui. À ce moment-là, Brialy était partout, il avait une chronique chez « Madame Figaro », il était à Europe 1, il faisait de la pub, et quand Chabrol m’a dit qu’il ne le voulait pas pour le rôle, il m’en a expliqué la raison avec cette phrase qui m’a marqué : « Il est gratuit. »
©Arnal/Charriau/Catarina/Gamma-Rapho Via Getty
ELLE. Il y a aussi votre duo avec Élisabeth Tanner ?
D.B. Élisabeth, c’est ma complice éternelle. Comme je le dis dans le livre, si elle m’avait demandé de lui faire un enfant, j’aurais accepté. Le pauvre, heureusement pour lui que nous ne l’avons pas fait. Elle est restée mon assistante trois mois, puis est devenue agent. Et quel agent ! Elle a des rapports plus passionnés avec ses « talents » que moi. Moi, les acteurs, je les aime, et je n’ai jamais été déçu, tout simplement parce que je n’attends rien d’eux. Je le sais, je le comprends et je ne leur en veux pas. Ils sont sensibles, ils ont peur que ça ne dure pas. Il ne faut jamais être dans l’affect. Sauf avec quelques-unes.
ELLE. Justement, lesquelles ?
D.B. Béatrice Dalle, je suis son frère. Elle m’appelle tous les jours. Ce que j’aime, c’est qu’elle s’en sort malgré tout ce qu’elle a fait comme bêtises. Maintenant ça va, elle tourne, elle joue au théâtre, elle a un contrat avec Saint Laurent, je suis content. J’ai vu sa grandeur et sa décadence, et aujourd’hui, quand un réalisateur la sollicite, elle est fière de me le dire. Et, bien sûr, il y a aussi Nathalie Baye et Marlène Jobert, qui peuvent s’inquiéter pour moi comme des mères !
ELLE. Quand Jean-Louis Livi s’en va, il est remplacé par Bertrand de Labbey. Quel tandem formiez-vous ?
D.B. Bertrand de Labbey, je l’aime bien et je l’ai beaucoup défendu quand il a racheté Artmedia. On était un peu Dom Juan et Sganarelle. Nous étions complémentaires : il était à la fois le président de la République et le ministre de l’Intérieur et du Budget, et moi son ministre de la Communication. Son côté froid et distant m’amusait, mais il ne passait pas auprès de tous. Je le faisais rire, et puis j’arrangeais les problèmes qu’il pouvait y avoir dans l’équipe car tout le monde venait me raconter ses histoires. Il me laissait les mains libres mais parfois il s’énervait, il trouvait que je papillonnais. On avait des manières de vivre très différentes. Avec lui, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle du management, des économies, de la rentabilité.
ELLE. Pourquoi être parti ?
D.B. Le métier devenait de plus en plus difficile, les gens de moins en moins fidèles. Ma motivation n’était plus la même, j’avais envie de faire autre chose. En fait, j’avais toujours voulu suivre la trace de Jean-Louis Livi, qui a été le premier agent à devenir vraiment producteur. Quand je suis parti, je n’ai pris personne en traître. J’ai prévenu de mon départ en septembre 2005, mais je n’ai quitté Artmedia que dix mois plus tard, parce que je voulais prendre le temps de dire au revoir à chacun.
ELLE. Que pensez-vous du cinéma français aujourd’hui ?
D.B. Il est moins flamboyant qu’à cette époque. La télé-réalité a tout banalisé. Les jeunes dans les cours de théâtre rêvent d’être pris dans une série plutôt que dans un film. Côté producteurs, heureusement, il y a de grandes personnalités comme les frères Altmayer, ou encore Dimitri Rassam. Je pense aussi à Thomas Langmann, qui a encore l’emballement des grands. Un garçon capable de remuer ciel et terre pour un projet auquel il croit. C’est plutôt du côté des acteurs que je suis inquiet. À part Jean Dujardin, je ne vois pas beaucoup de stars aujourd’hui. Quant aux actrices, il n’y a pas si longtemps, beaucoup semblaient préférer décrocher un contrat avec une marque qu’un premier rôle dans un film…
ELLE. Un petit mot sur la cérémonie des César ?
D.B. Ça n’intéresse plus personne car ça ne ressemble plus au cinéma. C’est un truc d’entre-soi pour bobos parisiens. Ce que les gens n’ont pas eu aux César, ils peuvent le retrouver dans « Dix pour cent » et dans ce livre : tout simplement l’amour de notre métier.
« Artmedia. Une histoire du cinéma français », de Dominique Besnehard et Nedjma Van Egmond (Éditions de l’Observatoire).
©Presse
Par Nathalie Dupuis
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.