Théâtre et pouvoirs : à propos du Forum du théâtre européen à Nice…Aïe! Aïe! Aïe!
Ce Forum de Nice aura été, pour moi, l’occasion de recevoir ou plutôt de subir: une triple blessure narcissique.
La première: la France n’est pas au centre du monde. Et cela, même si, nous Français, habitués pendant trois siècles, à répandre généreusement nos lumières sur toute la planète, nous avons du mal à nous en convaincre! Nos amis, Ouzbeks, Lithuaniens ou Moldaves (quinze nationalités étaient représentées dans ce Forum), se sont parfois senti obligés de nous le rappeler amicalement. Aïe!
La deuxième: le théâtre n’est pas au centre de la cité. L’a-t-il jamais été? Le théâtre populaire (“élitaire pour tous”, disait Antoine Vitez) est une cause noble. Pour autant, faut-il éternellement caresser la chimère d’un âge d’or? Faut-il s’enfoncer dans de trompeuses nostalgies et oublier que Racine écrivit jadis ses tragédies pour ceux qui avaient lu “Le Traité des Passions” de Descartes? Question (ne la posez jamais à un directeur de théâtre qui s’apprête à négocier le montant de sa subvention rue de Valois): et si, au-delà du rêve magnifique de Jean Vilar, le théâtre n’était qu’un art de cour, une forme aristocratique, minoritaire et poudrée? Et non pas un art populaire! Aïe! Aïe!
Si le théâtre n’est plus au centre, c’est parce que la culture, en France, n’est plus au centre. Trop élitiste! Chacun peut le constater aujourd’hui: contrairement aux apparences, la haine de l’art (cinema, théatre, littérature) sévit un peu partout, et jusqu’au sommet de l’Etat. Ici ou là, on confond le théâtre et les spectacles, la littérature et les livres.
Quant à l’Etat français, justement – et c’est la troisième flèche, celle qui tue -, lui non plus n’est plus au centre de la création. Le président de la république l’a déclaré sans ambages: “la démocratisation culturelle est un échec”. Ce n’est pas un constat, c’est un acte de décès. L’Etat mécéne, l’Etat protecteur des arts et des lettres, au moins tel qu’il a existé depuis François Ier puis dans sa forme moderne avec Lang et Malraux, est en train de disparaître. On introduit désormais dans les évaluations et les arbitrages une “culture du résultat”. Aïe! Aïe! Aïe!
On parle beaucoup de crise économique et financière. Ce que nous vivons en Europe, et peut-être plus gravement en France, c’est une crise de la culture, une crise d’identité. Nous ne savons plus exactement qui nous sommes. Grâce aux bibliothèques, aux musées, aux théâtres, grâce aux nouveaux moyens de communication, nous sommes contemporains de toutes les civilisations qui existent ou qui ont existé sans être capables de donner un sens à la nôtre. Nous sommes riches de culture et d’histoire mais pour en faire quoi?
On sait bien que la presse, si immédiate, si versatile, et souvent liée aux puissants, n’est pas un rempart contre le mensonge. Plus inventif et plus libre, le théâtre demeure le lieu où éclatent le scandale, la satire, l’utopie. Nous n’avons pas tous les mêmes intérêts, les mêmes opinions, la même histoire. Qu’avons-nous à partager ? Né en même temps que la politique, le théâtre ne peut s’en éloigner longtemps, comme si théâtre et politique formaient un couple orageux mais inséparable. Un couple où l’un promet, prédit, ordonne et où l’autre interroge, doute, dément dans un immense éclat de rire.
Quelle est la meilleure façon de résister au malaise dans la civilisation ? Comment éviter de mimer sans fin sur scène le désespoir et le chaos ? Comment décrire le monde réel, en panne d’utopie : la misère, la médiocrité des rêves même, l’obscénité démocratique, la violence ? Quelles nouvelles formes donner à la lutte ? Comment surtout mettre de la poésie et de la farce dans le désordre du monde ?
Ecrire sur le réel, jouer dans le réel, au risque de s’y perdre… Au fond, chaque auteur à chaque époque est sommé d’inventer un nouveau réalisme. Mais la vérité, au théâtre, n’est que l’ombre portée du réel ou plutôt sa lumière, son actualité, sa violence. Il ne suffit pas de proférer un discours ardent pour émouvoir le spectateur, il faut inventer de nouvelles formes. Si Copeau ou Jouvet revenaient parmi nous, ils seraient sûrement en colère. Contre le pouvoir politique ? Non, contre nous. Parce que nous ne cessons de protester, de déplorer, d’attendre un sauveur au lieu de nous battre.
par Martine LOGIER, responsable des cartes blanches.
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