LE MONDE :
A l’Odéon-Théâtre de l’Europe, « Les Paravents », pavane pour les fantômes de la guerre d’Algérie
Arthur Nauzyciel livre une mise en scène mémorable et somptueuse de la pièce de Jean Genet qui avait fait scandale lors de sa création en 1966.
Les Paravents sont de retour au Théâtre de l’Odéon, et c’est un événement. Pas seulement parce que la pièce de Jean Genet se réinvite, près de soixante ans plus tard, là même où elle a été créée, en 1966, provoquant un des plus gros scandales du théâtre français. Pas seulement, non plus, parce que les ondes de choc de la guerre d’Algérie, qui forme le substrat de la pièce, continuent à se propager encore et encore dans la société française. Mais aussi, et surtout, parce qu’Arthur Nauzyciel en livre une mise en scène qui fera date, d’une beauté envoûtante, comme en apesanteur au fil des quatre heures que dure la représentation.
Et quand on dit que cette mise en scène fera date, ce n’est pas par effet d’hyperbole. Les Paravents, que Genet a écrit à la fin des années 1950 et publiée en 1961, est un des monstres du théâtre français : un morceau de bravoure qui serait comme le double interlope et crasseux du Soulier de satin de Claudel. La pièce, dont on dispute depuis sa création de savoir s’il s’agit d’une œuvre « sur » la guerre d’Algérie, ou si celle-ci sert de toile de fond pour une méditation beaucoup plus large (Genet lui-même a été ambigu, comme toujours, sur la question), est radioactive.
Ni la guerre ni l’Algérie n’y sont jamais nommées, les militaires et les colons sont montrés comme des pantins ou des fantoches, mais Genet jette également un œil on ne peut plus lucide sur la manière dont la révolution algérienne ne va pas tarder à reproduire certains des mécanismes de domination et de pouvoir qu’elle entendait abattre avec la puissance coloniale.
Pour toutes ces raisons et bien d’autres – langue somptueuse dans son mélange de lyrisme et de trivialité, jeux théâtraux superlatifs –, Les Paravents font peur, et seules deux mises en scène dignes de ce nom en ont été proposées en soixante ans. Celle de Roger Blin, en 1966, au Théâtre de l’Odéon. Et celle de Patrice Chéreau, en 1983, au Théâtre des Amandiers de Nanterre. Dans les deux cas, la pièce a suscité moult malentendus, en raison des contextes de représentation. En 1966, les blessures de la guerre d’Algérie étaient encore à vif. En 1983, la prise de conscience du racisme structurel de la société française, incarnée par le slogan « Touche pas à mon pote », a orienté la pièce en ce sens : Chéreau avait placé les personnages d’Arabes sur la scène, tandis que les militaires et les colons erraient dans la salle, parmi les spectateurs.
Autrement dit, nombreux sont ceux qui ont tenté de faire de cette pièce un drapeau (on ne parle pas là de Blin et de Chéreau, dont la démarche était plus subtile), ce qui est tout à fait contraire à l’esprit de Genet, pour qui le seul drapeau à brandir est celui des réprouvés, des sans-grade, seuls à même d’atteindre la grâce.
Arthur Nauzyciel aborde Les Paravents par un tout autre biais, qui s’inscrit dans l’ensemble de son travail. Tous les spectacles de l’actuel directeur du Théâtre national de Bretagne sont hantés par la mort, tout son théâtre est une opération pour faire (ré)apparaître les fantômes, ce qui l’avait amené à aborder Genet, déjà, en 2015, avec une superbe version de Splendid’s.
Le metteur en scène s’est complètement affranchi des indications scéniques, lourdes et nombreuses, dont Genet a truffé sa pièce, et c’est tant mieux. Il n’y a pas de paravents dans ces Paravents. Sa lecture de la pièce s’observe d’emblée dans l’espace, grandiose, inventé avec son scénographe, Riccardo Hernandez : un espace occupé par un immense escalier d’une blancheur immaculée, sur lequel les acteurs montent et descendent, et qui va prendre au fil de la représentation valeur de mausolée, de monument aux morts.
La pièce, finement élaguée pour revenir à un spectacle de quatre heures (elle en durerait huit si elle était jouée dans son intégralité), déploie ses différentes lignes dramaturgiques, où s’entrecroisent l’histoire de Saïd, de sa mère et de sa femme, Leïla, qui forment la « famille des orties », autrement dit les moins-que-rien, et celle des colons, des militaires et des rebelles combattants, sans compter les deux prostituées Warda et Malika, chez qui tous se retrouvent.
A partir de là, Nauzyciel déplie comme en éventail un geste de mise en scène somptueux, qui inscrit les personnages dans un rituel de dialogue entre les défunts et les vivants, une lente et calme danse avec la mort. Après avoir beaucoup tergiversé sur la question de savoir si sa pièce parlait directement des événements algériens ou non, Genet avait fini par avoir cette formule : « Les Paravents sont une méditation sur la guerre d’Algérie. »
C’est peu de dire que cette notion de méditation inspire Arthur Nauzyciel, qui passe la théâtralité exacerbée de Genet, ce carnaval qui fait défiler des pantins grotesques, au filtre de l’épure et du rêve. C’est comme s’il raffinait le tropisme baroque de l’auteur pour en extraire l’essence existentielle et spirituelle. Comme en un long soupir au bord de la mort, tout se déroule dans une irréalité qui, pourtant, dit beaucoup du réel. Et cette décantation passe par les corps qui, ici, parlent autant que les mots, grâce au fantastique travail mené avec les acteurs par le chorégraphe Damien Jalet.
Les mouvements de torsion, de désaxage, les lentes coulées des corps perdus de cette guerre le long de l’escalier-tombeau : c’est dans la chair que se lisent et se vivent les fantasmes, la mort toujours à l’œuvre, la chute et la grâce, la domination et la fuite, le combat et la douleur. Et le rejet des réprouvés, qu’incarne plus que toute autre Leila, pauvre d’entre les pauvres, laide d’entre les laides, une femme que tous veulent effacer, sous son voile devenu cagoule.
« L’architecture de vide et de mots » théorisée par Genet pour une autre de ses pièces (Les Nègres) prend ici tout son sens, ce qui ne veut pas dire que la dimension concrète des « événements » d’Algérie, comme on les a longtemps nommés, soit absente. Arthur Nauzyciel la réinjecte dans le spectacle par un biais biographique aussi troublant que pertinent qui, au début de la deuxième partie du spectacle, vient remettre de l’humain dans le dispositif formel.
Alors qu’il travaillait sur Les Paravents, le metteur en scène a en effet découvert qu’un de ses cousins, Charles Nauciel, avait été appelé en Algérie, entre 1957 et 1959, en tant que médecin militaire. Il a retrouvé les lettres que celui-ci avait envoyées à ses parents à l’époque et qui témoignent d’une lucidité aussi calme qu’imparable. Et il a filmé cet homme, aujourd’hui, en train de relire ces lettres : un homme d’une dignité et d’une pudeur magnifiques, en qui se noue le cœur mémoriel du spectacle.
Un spectacle qui, par ailleurs, repose sur une distribution et une direction d’acteurs au sommet, où aucun ne cherche à briller pour lui-même, mais à placer sa partition dans un vaste ensemble organique : Xavier Gallais, une fois de plus génial en lieutenant travaillé par ses fantasmes, Marie-Sophie Ferdane (la mère), Aymen Bouchou (Saïd), Océane Caïraty (Malika), Mounir Margoum (en gendarme ou en combattant) et Maxime Thébault (le sergent).
Tout ceci avant qu’un grand trou noir n’avale tous ces fantômes. Engloutis, disparus, volatilisés, dans cette dramaturgie de l’effacement tissée par Genet dans Les Paravents. Comme si l’écrivain avait senti, avant même qu’elle ne soit terminée, que cette guerre serait un trou noir dans la conscience française. Ce final provoque une émotion indicible, comme si se matérialisait et s’exorcisait enfin, dans sa simplicité et sa beauté aérienne, le vaste non-dit algérien.
Avec ces Paravents, l’aventure que mène Arthur Nauzyciel avec Jean Genet prend désormais la dimension de celle poursuivie par Antoine Vitez avec Claudel. Pas moins.
Les Paravents, de Jean Genet. Mise en scène : Arthur Nauzyciel. Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris 6e. jusqu’au 19 juin.
Cet article est paru dans Le Monde (site web)
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