A quoi jouons-nous ?
Depuis ma nomination à la tête de la Comédie-Française en août 2006, dans des conditions pour le moins agitées, je n’ai cessé avec mes équipes, artisans, comédiens et administratifs, de reposer la question. Mais à quoi donc jouons-nous, à quoi sommes-nous donc utiles, à quoi servons-nous ? Qui servons-nous ? et j’oserais ajouter l’expression familière au sens probablement galvaudé, hélas : « par dessus le marché », à quoi jouons-nous, par dessus le marché des désastres intimes, des désordres du monde, de la catastrophe écologique ou de la panade financière… Par dessus ces marchés, à quoi jouons-nous ? à quelles missions consacrons-nous les moyens qui nous sont donnés, à la Comédie-Française comme ailleurs ? La question doit se poser, se reposer sans cesse.
Pour ce qui me concerne, j’oserais dire qu’il s’agit d’ériger sur nos plateaux des représentations du monde. Nous jouons à le travestir, à le dénoncer, à l’interroger, à l’idéaliser, en parfaite connaissance de cause. Nous jouons à convoquer ses monstres, ses héros, ses figures pathétiques et ses fantômes, ses ordures, Richard III et consorts, mère courage ou mère Ubu, Médée ou Phèdre, Hamlet, Falstaff, Knock ou Ruy Blas…. Il s’agit de transcender tant que faire se peut le réel, de recourir aux mots, aux paroles, aux langues réinventées des poètes, Racine, Marivaux, Koltès ou Sarah Kane, pour construire ensemble ce que l’on est toujours tenté d’appeler les ébauches de la beauté.
Ici comme ailleurs, à la Comédie-Française, avec ses cinquante-six comédiens, ses quatre cents salariés et ses vingt-deux métiers, nous jouons à prétendre atteindre le sublime, par l’excellence du répertoire, par le talent des créateurs d’esthétiques nouvelles, par nos artisans, par nos artistes et par nos travailleurs. Les maîtres du conservatoire nous enseignent les modalités de nos recherches et de nos trouvailles ; ils fournissent les outils de l’édification. Nous nous les réapproprions, nous les copions, nous y travaillons ; Et parfois, pour construire autrement, nous les fuyons. Mais nos métiers restent les mêmes ; à la marge du monde dont nous ne sommes jamais pour autant des étrangers ou des inactifs, nous travaillons à le représenter, à mettre en voix, en corps et en scène ses figures abjectes ou merveilleuses. Il s’agit de peindre nos failles pour les panser ; de les penser pour les corriger. Projet intrinsèquement humble, puisque dérisoire. Projet intrinsèquement prétentieux, parce qu’il s’agit de sauver le monde à chaque seconde. Nous sommes des artistes, dotés d’outils, nourris d’aspirations illusoires. Nous ne sommes pas des politiciens aux stratégies guerrières. Nous ne sommes pas des courtiers au cynisme inconséquent. Nous sommes des clowns responsables, des bouffons graves et nécessaires, des passeurs. Ici comme ailleurs, à la Comédie-Française, nous avons des projets et des ambitions pour nos artistes, pour nos artisans, pour ceux qui travaillent et pour ceux qui nous succèderont, nous avons des projets ambitieux et délirants, heureux, pour nos spectateurs aujourd’hui plus présents, divers, ouverts, exigeants et nombreux que jamais.
Les luttes fratricides, les stratégies d’attaque et les guerres intestines doivent se poursuivrent sur nos plateaux. Sur nos plateaux seulement. C’est là peut-être que nous pourrons en comprendre les réels méandres, les pièges ; que nous pourrons en déjouer toujours les tentations véritables. Nous forgeons des miroirs pour nous comprendre mieux, pour tenter de nous effrayer de nous-mêmes, d’apprivoiser nos assassins, de nous éloigner peut-être de nos peurs et de nos fatigues en retournant à notre histoire. Rien que ça. Dans Le Songe de Strindberg, un ange descendu du ciel plaint les hommes « ils sont si seuls, et ils sont si nombreux » dit-elle. Mais l’ange ne déplore pas qu’ils soient « si nombreux », il déplore de les voir « si seuls. » Travaillons toujours, et travaillons ensemble à prouver que nous ne serons jamais assez nombreux ni jamais assez ensemble, pour décourager les assassins, les petits monstres de l’intime, les délinquants familiers, les petits tyrans domestiques ou les criminels d’envergure, les monstres de conséquence. Le monde vaut bien, « par dessus le marché », quelques miroirs pour se regarder en face.
par Martine LOGIER, responsable des cartes blanches.
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